Je travaille en tant que commerçante. Petite revendeuse pour commencer. Dans le coin.
Je vends des bijoux. Des perles significatives, parce que les perles chez nous, en Afrique, ce ne sont pas seulement des perles, ce sont des perles qui ont des histoires.
Ma grand-mère vendait des perles.
Avant d’être commerçante, j’avais travaillé à l’usine, quand je suis arrivée ici.
J’avais envie de travailler. Il faut que je travaille. J’aime le travail.
Et j’en avais besoin de ce travail. Donc j’avais commencé par l’usine. Six mois à l’usine, aux conserveries. C’était pas mon truc. Le thon. M’enfermer toute la journée.
Ce n’est pas le travail en lui-même, il n’y a pas de sot métier. Mais l’usine ce n’est pas mon truc. Alors quelle idée? Qu’est-ce qu’on peut faire ici? À part l’usine ici, il n’y a rien.
Je me suis dit, bon, je vais faire comme ma grand-mère. Et ma mère.
Je suis allée en Afrique et j’ai ramené un sac.
Et ce sac c’était le reste de ce que ma grand-mère vendait, je veux dire l’héritage.
Je suis rentrée avec mon héritage, que ma grand-mère m’avait laissé, ses restes, ses stocks.
Pas seulement des perles, des tissus anciens qui ont beaucoup de valeur pour nous mais qu’ici les gens ne connaissent pas.
J’ai démarré comme ça, j’ai pris une place au marché.
J’ai commencé sur le marché doucement doucement, sans me presser.
Ça fait plus de dix ans maintenant. Je faisais le marché. Les gens aimaient. Les gens d’ici, comme les gens d’ailleurs aimaient. J’aimais ce que je faisais aussi.
J’allais au marché tous les jours. Je n’avais même pas de voiture à l’époque – je n’avais pas le permis! Je demandais à mon conjoint de me déposer dans les marchés où je ne pouvais pas aller à pied avec le chariot.
Ici, j’allais en chariot. J’allais chercher un caddy, je mettais les affaires dedans.
Je me lève très très tôt le matin. Premier voyage: je dépose sur la place. J’installe mon parasol de jardin. Et j’allais doucement doucement. Et j’aimais ça. Ça se vendait.
À l’époque ça me suffisait pour vivre. Ça se vendait, je ne m’ennuyais pas et j’aimais bien les gens, la rencontre des gens de divers coins, les gens qui viennent discuter avec moi.
J’aime beaucoup parler avec les gens, ils viennent demander conseil, on discute.
Je me retrouvais dans ce milieu, et j’ai continué, doucement doucement.
Puis j’ai pris une boutique. J’avais vendu tout l’héritage de ma grand-mère. Et avec l’argent que j’avais gagné, je commandais. J’allais en Afrique chercher des choses.
J’ai commencé les statuettes, les statuettes anciennes, pour les marchés.
Sept marchés par semaine. Tous les jours: tous les jours. C’est devenu comme une drogue. Un manque si je ne vais pas sur le marché. C’est encore vrai aujourd’hui!
Donc voilà mon travail: commerçante: la vente sur le marché.
Et après, une petite idée m’est venue: pourquoi pas le restaurant?
Je n’en avais pas marre du marché. Je n’en avais pas du tout marre. Simplement chaque saison, j’avais décidé que chaque saison, en plus du marché, je prenais une boutique.
Et je m’installais là.
Je fais le marché le matin, et l’après-midi je vais dans ma boutique pour présenter ce que je vends. Sur les marchés je faisais ma publicité. Première année j’étais restée à l’entrée de la ville, sur le quai, c’était pas mal. Les après-midi, les clients venaient me voir, venaient voir les tissus, venaient parler. Ils venaient. Quand c’est la saison, c’est les mêmes gens qui reviennent en vacances, les clients se renouvellent, mais il y a aussi les mêmes qui reviennent, parler, discuter, on se fait des amis.
Et puis une autre année, je cherchais ma boutique. Et je suis tombée sur un local qui était une crêperie. Il y avait tout. Cuisine et tout, tout était là. Alors le propriétaire me dit: «Pas de problème, on peut transformer. Je vais tout casser, et vous aller exposer vos statuettes.»
J’ai réfléchi, et j’ai dit: «non, on ne va pas transformer. Je vais voir, avec mon fils. Et si on peut faire un restaurant, on va le faire». Mon fils, il n’est pas du tout dans le métier. Mais il m’a suivie, et on a fait de la restauration.
Il y avait déjà tout. Simplement il a fallu changer les papiers. À mon statut de commerçante, rajouter que je vais faire de la restauration. J’ai fait la formation administrative. Pas la formation de cuisine. Pas la cuisine, parce que moi je ne voulais pas faire quelque chose de sophistiqué, avec une carte et tout. Non, je faisais de la nourriture: un repas par jour, un menu par jour. Pour ne pas mettre dans le congélateur, ressortir, réchauffer. Non. Non. Non.
J’ai mis sur ma carte: aujourd’hui vous mangez telle chose, demain vous mangez une autre, après-demain encore une autre, ainsi de suite. Et la semaine se déroulait ainsi.
Un menu par jour. Tout est frais. Je composais mon menu avec les gens du quartier et des villes d’à côté, là où je pouvais me fournir les légumes, là où je pouvais me fournir les poissons, la viande. Et tout allait comme ça.
Je n’ai pas arrêté de vendre des objets, j’accumulais les deux.
Je fais le marché le matin, j’aime travailler, j’aime ce que je fais. Je n’arrive pas à m’arrêter.
Le restaurant c’est seulement une partie de l’année. Heureusement! Heureusement!
C’est seulement une partie de l’année: c’est la saison.
Et depuis deux ans j’ai décidé de faire une paillote. Sur le parking des viviers.
J’ai demandé à la mairie, ils ont dit oui, j’ai rempli les conditions qu’il fallait, et j’ai installé la paillote. J’ai commencé par faire à manger le soir, seulement le soir. Puis j’ai dû arrêter le marché le lundi, le mardi, le vendredi et le dimanche, pour faire restaurant le midi. Le midi et le soir.
Mais les autres jours, je vais sur les marchés. Le matin les marchés, et le soir, la paillote.
Je fais la cuisine dehors. Quand il fait beau.
Quand il ne fait pas beau, c’est la nature qui me donne des vacances!
Ça a plu. La première année ça a été un peu dur. Cette année, c’est beaucoup mieux.
En espérant que l’année prochaine ça va marcher encore plus. Je vais continuer de cette façon. Si la mairie autorise encore l’emplacement, je continue la paillote.
Je me lève très tôt. Je me lève à 4h du matin pour préparer.
Parce qu’il faut que tous mes poissons ou mes poulets soient macérés la veille.
Je me lève, je fais macérer tous mes poulets, mes poissons pour le lendemain déjà. Ou pour le soir. Écraser mes ingrédients. Le gingembre, les épices, le piment. Et tout et tout et tout.
Je le fais très tôt le matin. Tout est écrasé. Coupé.
Il y a une sauce qu’on appelle le yassa. C’est une sauce aux oignons. Oignons, citron. Il faut que l’oignon soit macéré dans le citron vert. Il faut le faire ou la veille, ou à 4h du matin.
Je fais tout ça chez moi. Je macère tout. Tout ici. Tout au frais. Et quand je reviens du marché, j’amène à la paillote: c’est parti!
La macération c’est deux heures de préparation. Ensuite, à 6h du matin, je prends ma petite douche et je file dans mon camion. Pour aller au marché.
Il y a des marchés où il faut être sur place avant 8h. C’est une question d’emplacement. Si tu arrives à 8h30, 8h 50, tu n’as plus ta place. Il faut être là à l’heure. Alors j’aime bien arriver là-bas à 7h, 7h et demie. Prendre le café quelque part avec les collègues qui sont déjà sur place. Pour être bien dans les éléments avant de commencer à vendre. On se connaît tous, on a de bons rapports. Même si au fond on n’est pas des amis, on est des collègues, simplement de boulot, c’est tout. Mais il n’y a pas mieux, tu te fais des amis, avec ces collègues-là. C’est sympa.
Les clients, ça dépend. Ça dépend. Moi ce que je vends, ça passe après les courses. C’est un plaisir. De venir acheter un collier. Ceux qui viennent au marché ne s’attendent pas à avoir forcément un vendeur africain qui vend ses colliers, qui vend des choses qu’on ne voit pas ailleurs. Donc ils font leurs courses, acheter à manger et tout.
Moi je commence vraiment à vendre à partir de 11h. Quand ils ont fini leurs courses, ils passent, ils regardent, «tiens ça ça me plaît»... Et ça dure deux heures. Intenses.
Je fais ça toute seule. C’est mon affaire. Des tissus, des bijoux, des perles en vrac.
Il y a des perles anciennes très anciennes, qui sont des perles d’esclaves.
Il n’y en a plus beaucoup, vraiment pas beaucoup. Il y en a un tout petit peu encore. Dans les antiquités. Des perles anciennes, qui sont pleines d’histoires.
Ce sont des perles de monnaie d’échange. Moi j’aime bien ces pièces-là.
Il y a des gens qui les recherchent, qui collectionnent, il y a des femmes qui aiment retrouver ces colliers-là. Je fabrique sur place. Tu prends un panier, tu le remplis de ce que tu veux comme perles. Et après la composition on la fait à deux. Je te compose ton collier.
Je n’ai pas les moyens suffisants pour aller régulièrement en Afrique. J’essaie d’y aller une fois par an. Parce que ma maman est là-bas, et j’ai une sœur encore là-bas. Au Bénin et au Togo. Quand je vais, en vacances, je profite pour faire mes achats. Je rapporte un peu. J’envoie par avion, par fret, et je vais chercher à Nantes. Je fais la douane à Nantes. Ça ne me fait pas mon année. Parce que je ne peux pas ramener beaucoup. Après, si je manque, ma sœur est là-bas. Elle fait les recherches. Et elle m’envoie le colis. C’est bien organisé! Ça évolue sur le tissu. Depuis deux ou trois ans, le collier ne marche plus comme avant. Les gens n’achètent plus beaucoup de bijoux. Ce n’est pas la mode. Ça va, ça vient, la mode. L’année dernière, très peu de bijoux. Cette année, un tout petit peu. On ne sait pas pourquoi. La mode, ça passe, ça revient. C’est amusant.
Je vois plein de gens. De toutes les classes, de tous les milieux sociaux. C’est mélangé.
Ce sont des rencontres.
Ça se termine vers 13h, en été 14h. Parce que les gens prennent le temps, on est en vacances. Les familles viennent manger en ville à midi, s’arrêtent pour voir. À partir de 13h, 13h30, 14h, ça suffit. Moi je n’ai pas le temps. Surtout en été. Pas le temps du tout. Je range vite, je remballe tout. Allez, et je prends la route. Et là, tu te rappelles qu’il te manque des trucs, de l’ail, du piment... Et tout revient... Au marché je n’y pense pas. Je suis dans autre chose. Une fois que tu n’as plus personne, il est 13h, 14h, ça y est. Je me mets en route pour le restaurant. Les réservations arrivent. Ceux qui t’appellent pour réserver le soir.
Tu commences. Il faut faire les courses pour le lendemain. En revenant du marché. Avec le camion. Je ne repasse pas chez moi, j’ai déjà commandé le poisson, qui est nettoyé, le poulet et tout, quand j’arrive, je prends. J’ai ma glacière qui est là, je mets tout dedans. Je rentre à la maison. Je mets au frais. Avec ce que j’ai préparé pour le jour même. Après, une petite douche rapide, changement de vêtements, je remplis la voiture et je repars. Il n’y a pas de sieste. Un petit repas. Je bricole. Je n’arrive pas à manger en été. En été je n’arrive pas à manger. Comme me disent mes collègues, tu n’as pas besoin de faire la gymnastique ou de payer pour faire le sport. Je me vide complètement en été.
En été je suis maigre maigre. Tout l’été. Je tiens le coup. Je n’ai pas mal. C’est le plaisir. J’aime ça, je ne m’écoute pas. J’aime ça.
À la paillote, j’essaie d’arriver entre 15 et 17h. 16h je suis là-bas, 17h maximum. Là je mets mon charbon, je remplis le brasero et je fais le riz. Parce que tout est fait au charbon. Je commence une autre journée! Qui me plaît beaucoup d’ailleurs. Et voilà c’est parti. Je fais ma sauce. Les gens sont attirés, ils me parlent, on explique, on rigole. On commence à manger à partir de 19h. Et je ne suis jamais prête à 19h!
Les gens viennent boire l’apéro, prendre leur place, rigoler. Discuter avec moi, on discute, je suis dehors. C’est facile de faire les deux.
Il y a des jours où je suis stressée. Qu’est-ce qui fait que je suis stressée?, je ne sais pas.
Si j’ai des réservations, je fais avec. Sinon je prévois à manger pour 20 personnes. Je n’aime pas le gaspillage. En étant jeune, enfant, j’ai manqué de quoi manger, j’ai eu faim. Donc jeter la nourriture c’est impossible pour moi.
Le restaurant que j’ai mis en place, mon travail, c’est vraiment un travail et en même temps un plaisir. Ce n’est pas une usine où je vais perdre mes moyens.
J’ai envie d’être auprès de mes clients.
Quand je prépare pour 15 personnes et que 30 débarquent, c’est le stress. Le stress me monte. Ou bien, je prends un peu dans ce que je vais servir le lendemain, ou bien je dis non. Mais j’ai du mal à dire non. Le non me rend malade. Malade. C’est comme être devant un enfant qui veut manger et ne pas arriver pas à le nourrir. Pourtant, je le sais, ce n’est pas très grave. La première année le médecin me l’a dit. La première année j’ai perdu beaucoup beaucoup beaucoup de poids. Je n’étais pas malade, mais j’étais limite.
La nuit pendant deux mois je ne dors pas. Je suis occupée toujours. Quand je suis trop fatiguée, je ne dors pas. Et tout le monde me dit, ah tu t’es vue, tu es malade, tu vas tomber.
Une fois que j’ai commencé à oser dire non, ça allait mieux. Maintenant je suis capable de le faire. Et de temps en temps j’ai ma fille, mon fils aussi, qui vient me donner un coup de main. Elle dit: «Maman, dis non. Dis: non, ils vont revenir demain.» Et c’est vrai, quand je dis non, souvent les gens reviennent. Je sais mieux comment m’organiser. Déjà la construction de la paillote je l’ai améliorée. J’ai un ami qui m’a aidée. On l’a fait tous les deux. Et mon fils m’a donné un coup de main aussi.
Le restaurant s’arrête fin septembre. L’année prochaine si jamais je le fais, je vais m’arrêter mi-septembre. C’est fatigant. Je ne veux pas perdre le plaisir. Il faut aller au bout. Quand je prends quelque chose, il faut que j’aille au bout. Quel est le remède à la fin de la saison, quand on est trop fatigué? Je me dis mais il ne te reste plus que deux semaines. Et ça tient. Jusqu’au bout. Après je suis épuisée. Je vais au marché le matin et l’après-midi j’essaie d’arranger la maison, tout ce que je n’ai pas pu faire en été.
Et là je vais partir à un salon à Nantes. Je fais quelques salons. Le salon est très cher. Celui-là je le fais parce que l’année dernière à l’automne ça n’a pas mal marché. Ça complète. Le salon, même si tu fais un tout petit peu, ça complète ce que tu vas avoir pour vivre dans l’hiver. C’est l’hiver qui est dur. On ne peut pas sortir un salaire pour vivre correctement tout l’hiver. C’est trop juste. Pourtant l’été prochain je vais embaucher. Vu l’été que j’ai passé là, je vais embaucher quelqu’un parce qu’il y a du monde.
C’est une sacré aventure. J’ai tout inventé! C’est très important pour moi. On vit au jour le jour. Rencontrer les gens tous les jours, tous les jours. La solitude n’a pas sa place quand tu vois des gens tous les jours. Il y a des jeunes qui sont en détresse, ils viennent te voir, tu dis que toi aussi ça a été dur... tu peux leur parler. J’ai eu beaucoup d’encouragements de la part de gens du coin. C’est ça qui compte, les autochtones: «quoi, qu’est-ce que vous faites là? Vous êtes encore là? c’est bien ça...» Ça fait du bien. C’est comme un enfant à qui on dit, ce que tu fais c’est très bien, vas-y, continue!