Travailler avec des petits
Depuis quelques années, je fais classe toujours au même niveau: à des CE1, qui ont 7 ans.
C’est un âge que j’aime beaucoup, un âge où les enfants grandissent à toute vitesse. Au début de l’année, ce sont des bébés, à la fin de l’année, ils sont beaucoup plus matures.
On a l’impression qu’on apporte quelque chose. Peut-être qu’ils mûriraient aussi bien sans nous, mais on a l’impression d’y être un peu pour quelque chose – alors c’est assez satisfaisant.
Ce qui est le plus dur avec des enfants de cet âge, c’est de former tout simplement un groupe classe. Parce qu’ils sont chacun dans leur coin, individuels, ils ne s’écoutent pas mutuellement, ils écoutent la maîtresse. Ils sont tout à fait prêts à obéir. Ils ne sont pas encore hostiles, ils ne sont pas contre l’école. Mais entre eux, il n’y a pas de communication – qu’il s’agisse de leurs histoires à eux, ou de parler d’un sujet, chacun dit quelque chose et n’écoute surtout pas les autres. Petit à petit ils vont former un groupe, petit à petit ils s’écoutent, ils communiquent, ils collaborent. Je crois que c’est aussi important que ce qu’ils apprennent.
Au début du CE1, ils savent lire officiellement, mais pas tous. À la fin ils savent très bien lire. C’est un âge où ils ne sont vraiment pas blasés. Après ils auront fait 50 fois les mêmes sujets. Là, ils découvrent tout. Pour eux, en sport, on donne un tout petit jeu avec 3 règles et c’est le paradis.
Travailler en centre-ville
Ce n’est pas tous les jours passionnant la classe, mais il y a plein de moments qui le sont. Je suis comme tous les gens qui ont pas mal d’années, c’est-à-dire que petit à petit on a les classes les plus faciles. Au début on vous envoie dans les banlieues difficiles. Après on se rapproche du centre-ville.
Les enfants du centre-ville ont aussi leurs problèmes. Ce sont des enfants un peu de bonne famille – disons qu’il y a peut-être 2, 3 enfants dans chaque classe qui ont des problèmes sociaux. Les gens qui sont riches n’ont pas forcément une vie formidable, donc il y a d’autres problèmes, qu’on perçoit quand on est la maîtresse. Les parents sont derrière, ils aident… ce ne sont pas des enfants qui sont abandonnés, ils font des tas d’activités. Ils ont des mercredis archi pleins: piano, tennis… ils sont suréduqués. Je ne crois pas qu’ils aient conscience de ça. Ils acceptent très bien les quelques-uns qui ne sont pas du même milieu.
C’est une assez grande école, il y a 12 classes. En grande ville, presque toutes les écoles sont comme ça.
Travailler à la campagne
J’ai commencé par la campagne, une classe unique. Il y a deux types de campagnes ici, une très prisée, une peu demandée – proche de la centrale nucléaire. J’ai d’abord obtenu un poste en classe unique dans cette campagne peu séduisante entre la nationale et l’autoroute. Mon plaisir était de travailler par classe avec à chaque fois un tout petit groupe d’enfants. Les inspecteurs sont indulgents. Ils se représentent la tâche comme extrêmement difficile. On monte vite en points.
J’étais logée dans l’école. J’ai été très bien accueillie. Reçue chez les parents, qui craignaient que je m’en aille…
Le mercredi je ne repartais pas. Je faisais du vélo avec les enfants. Je n’avais pas de voiture. Ils avaient le droit de faire du vélo autour du village, mais il y a le danger des routes. Je les accompagnais.
J’accomplissais un rêve, une image.
La classe au jour le jour
Ici j’ai des collègues très sympathiques mais nous ne travaillons pas en commun. Chacun tire de son côté. Les trois maîtresses du CP travaillent bien ensemble, elles se soutiennent. Cela tient peut-être à leurs caractères. Les autres non. C’est un travail un peu solitaire: toute la journée on n’a affaire qu’aux enfants. On voit les adultes mais on ne travaille pas avec eux.
Les états d’âme, la fatigue ont tendance à disparaître devant les enfants. À cause de leur propre vitalité. Parce qu’eux sont jeunes et pleins de fougue – ils me remettent en forme. Quand je ne suis pas bien dans la vie, aux heures de classe je suis bien. Même si ça me fatigue. Ils me pompent mon énergie, mais ils sont gais. J’imagine que travailler dans une maison de retraite, avec des gens fatigués, ce n’est pas du tout comme ça.
À 7 ans on a plus d’énergie et de santé que moi, ça aide! Parfois je ne suis pas à la hauteur de leur dynamisme. Plus jeune je suivais mieux parce que moi-même j’avais plus d’énergie, je leur faisais faire plus de théâtre – maintenant je diminue un peu!
Dans un groupe, il y a des moments où je punis, des moments où je trouve qu’ils ne travaillent pas. Ce n’est pas le bonheur à temps plein. Il y a des journées qui sont complètement ratées. Mais dans l’ensemble, il y a plein de choses très agréables.
Qu’apprend-on dans ma classe?
On a un programme, mais on peut le traiter de n’importe quelle façon du moment qu’on atteint les objectifs fixés. Il y a parfois des thèmes qui s’imposent. Parfois il n’y a rien de spécial et on suit le traintrain. Si par exemple on fait un voyage, la préparation du voyage va orienter le travail.
Parfois c’est un détail: une année, j’avais apporté un livre en classe sur l’Afrique – une histoire pour enfants qui se passait en Afrique.
Ça les avait passionnés. J’avais cherché des diapositives sur l’Afrique, j’avais vidé la bibliothèque de tous les livres sur l’Afrique. On n’avait parlé que de ça pendant trois mois. Eux-mêmes apportaient des documents… C’était le hasard. Je n’avais pas du tout prévu ça.
Et puis il y a des choses parfois qu’on prévoit et qui ne marchent pas du tout, ou qui marchent autrement que prévu.
Chaque vacance, je prépare les semaines qui suivent les vacances, le trimestre qui suit, je cherche un fil directeur. Et je le suis rarement. Ça me sert de base arrière pour le cas où je n’aurais pas d’idées… Les enfants apportent, le programme est coloré par ce qu’ils apportent. Le programme, c’est savoir la grammaire, savoir écrire surtout. Le CP, c’est le savoir lire, et après on écrit beaucoup. Je crois que c’est ce qu’on fait le plus. On écrit énormément. Savoir écrire, et puis savoir parler.
En début de CE1, s’ils ont vu un film le dimanche et qu’on leur demande de quoi ça parle, on ne comprend rien à l’histoire. Même quand on demande ce qu’ils ont fait le dimanche… On travaille là-dessus. Petit à petit, à relater ce qu’on a fait, à raconter une histoire qu’on a lue. C’est souvent très long, mais ce n’est pas fastidieux, ils aiment bien. Et puis voilà, ça avance doucement…
Être un chef d’orchestre
Cette année par exemple j’ai des niveaux très différents. C’est ennuyeux parce que j’ai tendance à suivre ceux qui ont du mal, ce qui fait que ceux qui réussissent bien parfois s’ennuient. De temps en temps je rétablis l’équilibre – on fait des choses difficiles.
J’ai 25 élèves. C’est une bonne moyenne. Si j’étais en CE2, qui est une classe qui a très bonne réputation, qui est dite facile parce que les enfants sont un peu plus posés, ce serait différent. Mais en CE2 maintenant il y a les langues à enseigner, l’organisation n’est pas toujours simple, il peut y avoir 5 enfants qui font allemand de 9h à 9h30, 10 qui font anglais à une autre heure… il y a quatre langues au choix, c’est très désorganisé. On n’a jamais tous les enfants en même temps dans la classe.
À partir de l’an prochain, il faudra qu’ils fassent anglais dès le CE1, c’est moi qui le ferai dans ma classe.
L’essentiel, c’est la relation…
C’est un des aspects que j’aime par rapport au professorat où on a les enfants de telle à telle heure. Là par exemple, un enfant qui est nul en maths, en français et qui est bon en gymnastique, je le mets en valeur dans le sport. Je vois, j’essaie d’insister sur les points forts. Et c’est agréable de changer de matière. On connaît très bien les enfants. Ils sont extrêmement attachés à vous. Ils ne travaillent pas du tout pour eux. Ils travaillent pour leurs parents et pour moi. Sinon ils se demandent bien à quoi ça sert parfois certaines choses qu’on fait. Mais si ça peut me faire plaisir, ou faire plaisir aux parents… Par exemple, ils font un travail qu’ils réussissent. Ils ne sont pas contents tant que je n’ai pas marqué le «très bien». Ils n’ont pas conscience que c’est très bien tant qu’ils ne voient pas le «très bien» écrit; et il faut absolument que je voie.
Ils racontent leurs histoires – non seulement leur vie, mais la vie de leurs parents. Si les parents savaient ce que je sais! heureusement à cause du nombre on oublie!
Je vois surtout les parents des enfants qui ont des problèmes – je demande à les voir. Ceux qui n’ont pas de problème, je les vois à la sortie de l’école, on bavarde.
À 7 ans, d’un seul coup on peut avoir une rencontre avec quelqu’un qui vous passionne. Avec un enseignant qui vous intéresse. Tout peut changer. J’ai aussi connu des enfants qui ont décroché dans l’autre sens. Un enfant qui était extrêmement brillant – maintenant il a 20 ans – qui ne travaillait pas parce que tout était facile pour lui. J’ai revu ses parents il y a quelques mois en disant, ça a dû très bien marcher. Non. Il a raté son bac… Les enfants qui ont trop de facilités n’apprennent pas à travailler. Ils suivent, ça leur paraît facile. Et au moment où il faut faire un effort, ils ne savent pas. Mais peut-être que cet enfant qui n’a pas eu son bac va réagir parce qu’il n’est pas bête, et puis s’en sortir autrement. Je ne sais pas si on peut prévoir.
Et quand on n’y arrive pas?
En ce moment j’ai deux enfants qui ont vraiment des problèmes, qui à mon avis ne sont pas scolaires mais intellectuels – ils ne comprennent pas grand-chose et j’essaie de les aider. Il y a des formes prévues; sauf qu’entre les textes et la réalité, il y a un trou. Par exemple le réseau d’aide, je ne me rappelle plus l’intitulé exact, mais ce sont des instituteurs surnuméraires qui viennent prendre en charge les enfants qui ont des problèmes, par petits groupes. Il y a quelques années il y en avait assez – ça s’appelle réseau, parce que ça marche à plusieurs écoles. Moi je me rappelle que j’ai fait un CP où j’ai envoyé jusqu’à 6 enfants qui avaient des problèmes au démarrage de la lecture. Ils quittent la classe, ils sont en petits groupes. C’est extrêmement efficace parce que quand on a 3 ou 4 enfants, on cible tout de suite ce qui ne va pas, on rassure les enfants.
Et maintenant, vu les diminutions de budget, il y a de moins en moins de maîtres de ce genre. Moi j’ai un seul enfant qui y a droit – 1/2 heure par semaine. Je ne sais pas ce que l’instit’ va en faire. J’en ai deux en difficulté, et là c’est un troisième qui a des difficultés spéciales… Et encore j’ai de la veine, il y a des enseignants qui n’obtiennent aucune aide. L’enseignant propose mais il faut encore qu’il y ait de la place – c’est une question de disponibilité.
La maîtresse aussi doit apprendre
Je lis tous les bouquins qui portent sur l’éducation – ça m’a toujours passionnée. Mais entre les idées et la réalité de tous les jours… et certains jours on baisse un peu les bras… Enfin je n’ai fait qu’apprendre au fil du temps. À l’École Normale, ça a été deux années où je me suis ennuyée. On parlait de choses tout à fait abstraites. Je n’ai pas du tout appris à l’École Normale. Surtout qu’on nous spécialisait contre notre volonté. J’ai été spécialisée en maternelle. Je ne suis absolument pas tournée vers la maternelle. Et de toute façon après l’École Normale, on m’a envoyé en primaire! J’ai commencé par des remplacements en campagne. Je n’avais pas de voiture, je faisais tout à vélo. Je voulais faire toutes les classes pour apprendre. Je ne préparais pas beaucoup, j’apprenais sur le terrain. J’essayais de me souvenir de ce que j’avais fait à l’école enfant, je demandais à droite et à gauche à des collègues – c’est comme ça que j’ai appris. Je n’ai rien appris sur l’école primaire à l’École Normale. Il paraît que ça a beaucoup changé. Moi j’ai appris sur le tas.
Dans l’année on a à peu près une dizaine de conférences pédagogiques qui peuvent être aussi assez abstraites, mais comme on arrive demandeur, on pose des questions, c’est beaucoup plus intéressant. J’aurais entendu la même chose avant de travailler, ça ne m’aurait pas servi…
S’ingénier à rendre les enfants actifs
Quand j’étais à l’École Normale, j’ai fait un stage. Il n’y avait plus de place en ville, alors on m’a envoyée à 50 km. Dans un endroit où tout le monde faisait de la pédagogie Freinet. J’ai rencontré des instituteurs passionnés. Quand je suis sortie de l’École Normale, j’ai dit, je veux aller travailler là-bas. Je n’ai jamais été dans une école Freinet, mais je faisais des choses inspirées par la méthode Freinet. Pas complètement, parce que tout seul c’est difficile. Par exemple en lecture, ils font une méthode tout à fait globale. Moi je ne peux pas m’amuser à me lancer là-dedans. J’en connais les inconvénients – ça aide quand même de s’appuyer un peu sur des manuels. Même si on ne les suit pas forcément.
Les vrais instituteurs Freinet se réunissent chaque année. Ils ont des journées Freinet, dans une ville, chaque année ça change, je n’y assiste pas.
Freynet est accepté à l’École Normale. Enfant j’ai eu des camarades qui venaient des écoles Decroly ou des écoles Montessori, mais c’était à côté de l’École Normale; Freynet est accepté, ce qui a fait a modifié les programmes officiels. C’est un état d’esprit.
Par exemple, ne pas faire une leçon, faire chercher les enfants et après faire la leçon à partir de ce qu’ils ont trouvé. Ils ne peuvent pas tout trouver, mais Freynet prône les situations de recherche, où il faut trouver les solutions. Après l’enseignant donne la solution experte. Mais ça ne tombe pas directement, il n’y a pas tout de suite une solution toute faite à un problème.
Les enfants adorent chercher. Ils sont en groupes de 4. Je lance une situation de recherche en maths. Ils écrivent leur démarche et leur réponse sur de grandes feuilles qu’on affiche au tableau. Comme ce sont des groupes de 4, avec 25 élèves, ça fait 6 groupes. Ils cherchent ensemble. Après je mets les six affiches au tableau et on regarde si elles sont pareilles. J’accepte les solutions sophistiquées du moment qu’on arrive au résultat. On regarde comment ils ont cherché. Eux-mêmes critiquent ou admirent ce qu’ont trouvé les autres. Après, je fais la leçon.
Ils adorent les mathématiques dans le sens où c’est un jeu. Par exemple, on apprend les grands nombres – une des dernières choses que j’ai faite. Par hasard. Ce n’était pas du tout prévu. J’achète du café. Je me trompe. D’habitude j’achète du café en poudre – et là j’ai pris du café en grains. Je me dis, qu’est-ce que je vais faire de ce café? J’étais prête à le jeter ou à le donner. Puis je me dis, au fait, au fait: les grands nombres. Alors combien y a-t-il de grains de café dans un paquet? On a divisé le paquet en six puisqu’il y a six groupes. Chacun a compté. Ils ne savent pas compter plus loin que cent. Ils faisaient des tas de 10. 10 tas de 10. Des boîtes à œufs: 10 dans chaque alvéole. Il y en avait 10. 10 fois 10 ça faisait 100. 100: on venait les verser dans un seau et on continuait à compter. On est arrivé à savoir finalement combien il y avait de grains. C’était une vraie recherche dans la mesure où je n’avais pas la réponse. Il devait y en avoir 2670 ou quelque chose comme ça! On est vraiment arrivés au grand nombre, on a vu ce que c’est qu’un grand nombre. Ça a duré peut-être une heure. Ils ne se sont pas du tout ennuyés. Ils étaient passionnés. C’est pour ça que je dis que les petits s’intéressent à tout. Parce que ça, effectivement, ça ne sert à rien – c’est le plaisir de chercher pour chercher. Les petits sont très accessibles à ce genre de chose. Des recherches comme un jeu.
Voilà: je prévois pour six semaines et puis il arrive quelque chose…
Par exemple en lecture. On est obligés de faire des lectures de tas de choses. Lectures d’histoires, mais aussi de mode d’emploi, de documentaires, de comptes-rendus… Un jour je ne savais pas trop ce que j’allais faire avec eux. La mairie nous envoie les menus du trimestre, présentés sur de grandes feuilles. Ils ne savaient pas lire un tableau comme ça. Donc je leur ai posé des questions: tel jour qu’est-ce qu’on mange? Quel est le jour où on mange des pâtes au fromage… comme ça ils apprennent à chercher dans un document. Ils le faisaient par deux, ils avaient le droit de s’aider, mais chacun avait son document cette fois.
Dans ma classe, on ne risque pas d’entendre les mouches voler
Je vais de groupe en groupe pour voir ce qu’ils font. Quand je suis dans le groupe, je leur parle à tous les quatre, je suis tellement concentrée sur ce que je dis que je n’entends pas le bruit. Et ça ne me gêne pas. Eux ça ne les gêne pas du tout. Parfois si je vais d’un groupe à l’autre et que je me recule un peu c’est infernal. Mais ça n’empêche personne de travailler. Je suis sûre que je l’enregistre ce bruit, ça doit m’épuiser. On fait des jeux de maths par exemple, ils ont le droit de parler. Ce que j’interdis c’est de parler d’autre chose. Ils se ramènent eux-mêmes au groupe: «allez, tu travailles…» Parce qu’ils ont cet aspect – que je n’encourage pas – ils l’ont spontanément: ils veulent être l’équipe qui trouve. Donc s’il y en a un qui ne travaille pas…
Ma classe n’est pas du tout calme – jamais. J’ai une collègue de CE1 qui est très très très classique. Quand je vais dans sa classe, c’est le silence… Et quand je passe chez cette collègue pour lui emprunter un livre, je rêve cinq minutes de ce silence… Mais je ne le supporterais pas. Parce que c’est l’école que j’ai vécue, enfant. Et je me rappelle comme c’était passif. Donc j’aime mieux le bruit. Mais parfois, parfois je crie un bon coup. Il faut se taire tout à fait. Ou je fais une séance peinture, on devrait pouvoir parler parce que ça n’empêche pas de peindre – et je fais une séance peinture dans le silence total. Ils ont du mal à s’y mettre, mais je l’impose. Et après je leur demande: «Vous n’êtes pas un peu contents là?» Et ça leur plaît aussi. Ma classe c’est toujours un peu le théâtre aux Armées…
J’ai d’autres collègues qui ont eu mon genre d’éducation et quand je vais chez eux, c’est aussi le grand bazar. Je trouve ça vivant. Alors que chez moi je trouve ça bruyant.
Je peux me tromper aussi carrément parfois. Je fais parfois des bêtises. Par exemple, il peut m’arriver de lancer quelque chose et d’oublier qu’on l’a déjà fait il y a trois mois… Alors je leur dis que tout le monde peut se tromper. Ils acceptent tout à fait ce genre de chose. Ou alors je leur dis: «mais c’était pour voir si vous alliez vous rappeler!» J’aime beaucoup – pas tellement le premier trimestre: le premier trimestre on est obligé d’être un peu sévère – mais après, j’aime beaucoup. Toujours en train de se parler, de se faire des remarques, de faire des blagues. Et puis ils peuvent faire des plaisanteries vraiment fines, des remarques très fines sur ce qu’on est en train de faire.
Après, pour qu’ils acquièrent les choses, tu les répètes tout au long du primaire. Les CM2 aiment bien découvrir encore, mais ce n’est plus la même fraîcheur. Je ne saurais pas m’occuper de plus grands.
Innover…
J’ai aimé l’école, j’étais bonne à l’école, mais la troisième, la seconde… Les adolescents je n’arrive pas trop à réaliser leurs problèmes. Les adolescents éteints. Ici il y a un CES qui a formé une sorte d’annexe, qui fait partie de ce CES: quelques profs se sont mis ensemble, parce qu’ils étaient motivés, ils avaient envie de changer les choses. Ils ont monté une école qui s’appelle Clistène. Qui a beaucoup de succès au niveau national. C’est un milieu populaire de la ville. Et les mêmes enfants qui n’avaient aucun goût pour l’école dans le collège, transplantés à côté, avec des maîtres qui travaillent ensemble, et dans d’autres conditions, avec moins d’enfants (ce ne sont plus des enfants) qui font du théâtre, de la musique, des spectacles, des voyages… je ne sais pas d’où sort l’argent. Mais ça marche très très bien. Ils n’ont pas été sélectionnés, les enseignants se sont autosélectionnés par motivations.
Il y a plein d’expériences modèles qui marchent très bien quand elles sont modèles. Et après, une fois qu’elles sont institutionnalisées…
Ce qui est assez ennuyeux dans l’Éducation nationale – au moins au niveau national, c’est qu’on ne choisit pas du tout avec qui on est. Par exemple les écoles Freinet, les vraies écoles Freinet, ce sont des équipes de gens qui travaillent ensemble. Pas forcément parce qu’ils s’aiment bien, parce qu’ils ont la même conception de l’éducation. Ils acceptent d’aller au-delà de la question du goût pour l’autre. Ce n’est pas une question d’amitié, c’est une question de partage. Ça compte aussi pour qu’une expérience marche bien.
Seul dans sa classe
Tandis que nous, à l’école, nous n’arrivons pas à nous mettre sur le même plan. Dans mon école, l’autre institutrice de CE1 est très sympathique. Elle m’a plein de fois proposé qu’au lieu de travailler chacune de son côté, de faire deux fois les mêmes choses… mais ce qu’elle me prête… en sciences par exemple: elle a un fichier sciences, avec des choses à photocopier. À chaque séance de sciences, il y a des exercices, les enfants mettent des croix. En math, elle suit le livre. Elle fait la leçon et après les exercices. Elle a un très bon contact avec ses élèves. Les parents sont contents de ce qu’elle fait. C’est sa manière de travailler. Elle ne fait pas ça par flemme ou parce que c’est plus facile – c’est sa manière. Quand on discute, on n’arrive pas à se rejoindre, on reste sur nos positions. J’admets ce qu’elle fait. Et elle admet ce que je fais. Moi je fais énormément d’arts plastiques, de travail manuel, je suis nulle en chant. Je compense le manque de chant et de musique par les arts plastiques. Sachant que les maîtres de CE2 sont très versés en musique. Je me dis: une année le travail manuel, l’autre année le chant. Je chante très mal. Les enfants tant qu’ils ne connaissent pas le chant, je leur apprends, ça va à peu près. Quand ils le connaissent, ils se mettent à accélérer, c’est horrible – horrible. En revanche, tout ce qui est plastique, découpage, technologie, ça me plaît beaucoup. Ma collègue trouve que ça fiche le bazar – tu passes ton mercredi à chercher du matériel, après tu passes une heure à tout ranger le soir…
Il arrive qu’il y ait soit des jumeaux, soit des enfants qui ont un an de différence et dont un a redoublé, qui se retrouvent dans nos deux classes. Les parents doivent se dire c’est ça le CE1? Lequel est le bon?
Ce que j’adore dans ce travail c’est qu’on n’a personne sur le dos. La directrice a un rôle administratif, ce que tu fais dans ta classe elle ne peut rien te dire. Le seul qui est au-dessus de nous, c’est l’inspecteur. Mais il n’a pas le droit de juger ta méthode. Quand tu es inspecté, tu es jugé sur les résultats. Mais que tu fasses comme ci ou comme ça, ça n’a pas d’importance.
Réformes, réformes… Entre le ministère et les écoles, il n’y a pas de rapport. Les inspecteurs, oui, eux, réfléchissent sur l’éducation. Le ministère fait des réformes tous les quatre matins. On tourne le bouton, et hop, on va changer. On écoute. Voilà, ça c’est pas mal, c’est intéressant… Parfois on ne comprend pas ce qui se passe. Si les maths modernes ont si mal marché, c’est que la plupart des instit’ n’ont rien compris à ce qu’on leur demandait. Tu essaies de progresser, de changer si ça te paraît intéressant, de te laisser convaincre. On a des réunions pédagogiques… Petit à petit on change son programme. On ne va pas le changer du jour au lendemain, on n’est pas des machines. Non seulement parce qu’on ne le veut pas, mais parce qu’on ne le peut pas. Je ne peux pas demain, sur un coup de baguette magique…
Le programme de CE1 par exemple insiste beaucoup – ce qui ne se faisait pas du tout avant – sur l’oral. Et si tu t’exprimes bien à l’oral, ça aide pour l’écrit. Donc on fait beaucoup d’oral. Ce qui change c’est qu’on introduit des langues, de l’informatique.
Quand j’ai commencé, c’était le moment des maths modernes: les ensembles, les bases. Je n’ai pas eu de CP à la sortie, je n’avais rien compris. Alors j’ai attendu que ça passe. Et puis au bout de cinq ou six ans…
En français on était beaucoup texte libre, s’exprimer… une fois que l’enfant avait fait un texte, l’arranger pour essayer d’apprendre, mais d’abord s’exprimer. Petit à petit, ça a complètement changé. Les enfants, ça les paralysait: s’exprimer, raconter une histoire sur quoi? La page blanche… ils ne savaient pas quoi dire… Après on a fait des choses très structurées au contraire: écrire une suite de textes, écrire un mode d’emploi… tout à fait le contraire: la barre à droite, la barre à gauche. C’était vraiment trop, c’était des recettes – comme écrire un CV ou des lettres de motivations… Maintenant on revient à l’expression, mais pas tout à fait au point où on était avant: un coup à droite, un coup à gauche, et hop au milieu… Essayer des choses, ça bouge tout le temps…
Ah! de mon temps…
Moi ce qui me fait bouger, ce sont les enfants eux-mêmes. Les enfants changent énormément. Aujourd’hui à aucun enfant tu ne peux dire, fais ceci parce qu’il faut faire ceci… il faut des tas d’arguments… Parce que les parents sont pareils. Ils ne donnent pas un ordre sans l’expliquer. C’est bien. Ce ne sont pas des enfants qui obéiront à un dictateur un jour. Sauf que c’est épuisant! Pas question de se taire. Toujours, toujours expliquer. En plus les enfants de maintenant sont incapables d’être assis sans bouger. Ils ne peuvent pas se concentrer longtemps. On dit que c’est la télé, peut-être – passer d’une émission à l’autre. La télé je connais très mal, je ne peux pas juger. Les émissions de télé sont courtes et changent beaucoup. Alors quelque chose qui dure un peu trop longtemps sur le même sujet, c’est pénible.
Ils n’ont pas l’habitude faire une seule chose longuement et lentement. Ils ont l’habitude qu’on les occupe. Il faut toujours être sur la brèche.
Parfois tu fais passer des choses sans les dire aux parents. Par exemple, les enfants passent leurs temps à manger. Quand j’étais à l’école, on goûtait vers 16h30. Là: un goûter à la récréation de 10h, le repas à la cantine est à 11h30, ils remangent un petit goûter à 14h. Après, à 15h, puis à 16h30, à la garderie. Ils remangent quand ils reviennent à la maison. Je ne trouve pas ça très sain. Souvent je fais des leçons sur le sucre. Ce sont pourtant des milieux où les enfants sont un peu surveillés… pour le goûter les parents par exemple donnent des pommes… En même temps ce sont des enfants pour qui arrêt signifie manque de quelque chose. Ça devient un réflexe de Pavlov: je m’arrête donc je consomme… je n’en parle jamais directement aux parents… Une maîtresse de CP m’a dit qu’une recherche avait montré que le goûter de 10 heures était inutile quand on déjeunait bien et qu’on mangeait bien à midi… Je ne dis rien aux parents, c’est leur enfant, je ne suis pas donneuse de leçon…
Il y a plein de parents qui te prennent pour madame je sais tout. Qu’ils parlent de problèmes de classe, je comprends, mais ils parlent aussi des problèmes d’éducation à la maison. Comme si j’avais les réponses. J’écoute, je montre que je m’intéresse…
Ce n’est pas sur toi qu’ils font la pression, c’est sur leur enfant. J’ai des élèves qui sont en CE1 et qui prennent des cours d’Anglais à côté. L’école les emmène à la piscine. Seulement à la piscine maintenant on n’apprend pas à nager tout de suite. Il y a d’abord des jeux, pendant la moitié de l’année on fait des jeux. C’est après qu’on apprend à nager. Eh bien ça ne va pas assez vite. Ils ont des cours particuliers. Des fois qu’ils arriveraient à la piscine et qu’ils ne sachent pas nager… Les parents mettent la pression sur leur enfant, sans te le dire à toi.
Quand tu es un peu plus vieux que les parents, tu leur en imposes un peu… Quand tu es plus jeune, c’est eux qui ont le dessus…
Souvent ils sont assez coopérants, ils ne critiquent pas trop.
Il m’arrive de donner des lignes. Je trouve ça stupide les lignes mais il faut bien parfois marquer les limites et ça ne fait de mal à personne. Les parents acceptent tout à fait ça…
J’ai un enfant qui est très bavard, c’est un gamin qui marche bien, on en parle avec la mère, j’en parle en présence du gamin. Pour ne pas qu’il s’imagine qu’on raconte des choses dans son dos. La mère est toute jeune, elle me dit «je ne comprends pas, vous n’avez qu’à leur dire «on se tait», c’est la règle de la classe…» Elle ne comprend pas, alors qu’elle-même elle n’arrive pas à faire taire son enfant!
À l’école moi j’étais en tête de classe et je me rappelle que la maîtresse parlait des enfants qui ne suivaient pas comme d’enfants paresseux. S’ils ne réussissaient pas, c’était leur faute. Je pensais que si mes camarades ne réussissaient pas, c’était leur faute, ils étaient nuls. Et que si nous on était bons c’est parce qu’on travaillait. Le bien et la réussite, c’était la même chose. Je crois que maintenant on s’occupe d’abord de ceux qui ne réussissent pas, au détriment de ceux qui réussissent. Je trouve que ça a beaucoup changé. Maintenant ce n’est pas «bien» de réussir. Tu réussis parce que tu es aidé, parce que tu as de la chance, des facilités… Moi je rabaisse un peu le caquet aux enfants qui se mettent en avant…
Ce qui est très surprenant est de voir que des enfants dès le CP sont déjà plutôt matheux ou plutôt littéraires. Ils ne savent même pas qu’ils sont en maths ou en français. Plus tard il y en a qui peuvent avoir des blocages… les maths, ils ont décidé que ce n’était pas pour eux…
Et plus tard?
Je n’ai pas l’impression que je me rappelle des prénoms. Et chaque fois que je vois un ancien élève, même s’il a vingt ans, son prénom me revient.
Ça me fait plaisir qu’on me reconnaisse… Parfois ils se souviennent d’un détail que j’ai complètement oublié. Par exemple une fois, une gamine, je l’avais en CP, elle me dit, vous vous rappelez, une fois vous m’avez mis 9/10 en dictée parce que j’avais oublié un accent (je ne me rappelais même pas que je notais les dictées en CP…) D’autres qui se rappellent de quelque chose qu’on a fait en travail manuel…
Quand j’avais de la patience, je faisais beaucoup de petits montages électriques – ce qui demande une patience incroyable parce qu’il suffit qu’un petit truc ne marche pas pour que le courant ne passe plus. J’en faisais énormément quand j’avais des CE2 – pour les CE1 c’est un peu trop tôt. J’ai des enfants qui se rappellent de ces montages…
Quand tu entreprends une chose pour la première fois, tu as une idée qui te paraît géniale. C’est beaucoup, beaucoup, beaucoup plus compliqué que tu imagines mais comme tu es lancée… Et puis l’année suivante tu te rappelles comme c’était compliqué… vais-je me relancer? Parfois tu te relances, mais à reculons.
J’en fais trop?
Je suis tout le temps en train de penser à ma classe. Peut-être parce que je n’ai pas une vie extraordinaire par ailleurs. Je n’arrive pas à couper. Là, si j’étais restée chez moi, je serais en train de préparer, de chercher des idées… C’est très rare que je coupe. J’ai une idée qui me vient, et tant qu’elle n’est pas réalisée… C’est un peu épuisant. Je suis de plus en plus fatiguée. Et je suis dans une école où tout le monde commence à avoir de la bouteille. Le discours ambiant, c’est «vivement la retraite, quand est-ce qu’on est en retraite? «Le pire c’est quand on dit: «Vous ne trouvez pas que les enfants commencent à être fatigués?»