Préambule. Longtemps, j’ai eu quelques difficultés pour répondre à la sempiternelle question: – Vous êtes psychanalyste, quel métier passionnant! ... Mais de quelle formation êtes-vous? Il m’aurait fallu annoncer médecin-psychiatre de formation, pour être au sommet de l’acceptable, mais je n’étais que philosophe. Alors je m’amusais à des parades qui, faites d’humour dans un premier temps, devinrent peu à peu de sérieuses revendications. J’étais tour à tour plombier-zingueur de formation, boucher-charcutier de formation ou bien boulanger-pâtissier de formation.
Mais c’était là autant de métiers incontestables et utiles qui cautionnaient l’idée que le psychanalyste, comme le soulignait la sempiternelle question, ne fabriquait pas à lui seul un métier incontestable et utile. Petit à petit je me suis donc résigné à l’absence de revendications pour répondre, sans humour à la sempiternelle question, que j’étais seulement psychanalyste de formation, jusqu’à taire le nom de Freud et celui de Lacan. – Qu’est-ce à dire? me demanda-t-on alors. – C’est simple, répondis-je tremblant, peut-être que le métier de psychanalyste n’existe pas!
Oui, c’est bien cela, le métier de psychanalyste n’existerait pas car il ne s’enseigne pas. Il ne s’enseigne pas selon les critères habituels de la transmission du savoir universitaire propre à la fabrication des métiers incontestables et utiles. Il ne peut donc pas se soutenir des cautions que l’Université porte des usages de son savoir dans le tissu social. L’analyste trouve donc sa formation et l’exercice de sa fonction dans une position d’extraterritorialité. Cette situation n’est pas sans ouvrir à une interrogation qui pourrait s’énoncer ainsi: «mais de qui l’analyste s’autorise-t-il donc?»
La salle d’attente. C’est une toute petite pièce sobrement meublée. Un fauteuil Voltaire, malmené par l’inquiétude de ses utilisateurs, et une chaise dans la même toile occupent une bonne partie de l’espace. Dans un angle, une table basse où s’empilent des revues écornées et vieillottes. Sur le mur face aux sièges, une minuscule encre de Chine représente un peintre lunaire qui tient d’une main, comme un ballon d’enfant au bout de son fil, un imperceptible modèle. Dans l’autre main, un pinceau en esquisse les traits sur une toile suspendue dans les airs. Étrange dessin qui capte l’attention et fait oublier les pensées tournées vers la séance à venir.
Cette salle d’attente, je l’ai souhaitée comme l’écrin d’un impossible silence. Comme le lieu où se déploie une double nécessité: faire taire les bruits de la ville à l’instant quittée et faire entrer doucement dans l’épreuve d’un instant de calme. Avant celle, déroutante et violente, des mots à venir.
Le couloir. Le couloir, c’est une aubaine. Contrairement à celui qui nous fait entrer dans la vie après mille contorsions anxieuses, il apaise mes premières impressions mais rappelle à mes clients les trajets douloureux de l’existence et leurs prochaines réminiscences.
Le cabinet. C’est une pièce toute simple, comme une chambre d’écho sans obstacle, un instrument pour la parole, sans fioritures. Autour de l’inévitable divan de cuir marron et du fauteuil de la même trempe pour s’y confondre, un petit meuble à pied-de-biche, sculpté par mon père, ouvert sur le devant pour y loger quelques livres. Sur le plateau, une sculpture, buste de femme ailée, qui semble prendre son envol dans l’espace ouvert par la tension de la forme. Une boîte à cigares et un petit sabot en corne qui devait servir pour le tabac à priser. Deux fauteuils pour les entretiens préliminaires, un bureau en orme, une lampe, quelques babioles pour l’écriture, une chaise.
Près de mon fauteuil, un guéridon supporte mes lectures en cours, surplombé d’une minuscule sanguine qui représente une rue de ma ville natale. Deux autres tableaux de petite taille qui estompent l’aspect monacal de la pièce et le long du divan, une sorte de fresque où quelques chevaliers de la Renaissance s’exercent à la chasse au faucon comme une invite à l’envolée de la parole.
La transmission du savoir. Ce qui fonde le savoir de l’analyste c’est seulement l’expérience de la cure. C’est-à-dire qu’il n’y a pas d’institution, pas de transmission de la psychanalyse en dehors du temps et du lieu de la rencontre entre un analysant et un analyste. Seule, une théorie de la pratique serait insuffisante à fonder l’exercice de la pratique analytique.
Mon expérience de la cure. D’abord, une longue analyse personnelle qui a débuté par une séance hebdomadaire, puis est passée rapidement à deux séances pour finir à trois. Cette analyse ne se distingue pas des analyses à fonction thérapeutique. Seul, le surgissement du désir d’occuper la place de l’analyste (et non pas la place de mon analyste) a ouvert une continuité analytique dite didactique (effectuée pour ce qui me concerne avec un autre analyste). Ce temps de l’enseignement par la cure s’enrichit d’une formation théorique proposée par les Écoles de la psychanalyse. Cette formation pourrait être définie comme permanente puisqu’elle trouve une continuité à l’attention des analysants devenus analystes.
Les entretiens préliminaires. Il s’agit là de la rencontre entre deux personnes, ce qui n’est pas rien. L’une avance vers l’autre dans l’ignorance du savoir que recèle la réalité de son symptôme, mais pas sans éprouver la souffrance dont son symptôme témoigne. Elle accorde à l’analyste une présupposition de savoir dont elle aura à se défaire pour accueillir dans le vif de sa parole le savoir qui est le sien. Les entretiens préliminaires s’attachent à cerner si les moyens de la pratique analytique sont propres à faire surgir de la singularité de cette rencontre ce savoir-insu, cet inconscient.
La psychanalyse et le psychanalyste. (Esquisse d’une invention permanente) La pratique de la psychanalyse consiste en une écoute qui vise à la reconnaissance des déterminations inconscientes régissant les choix, les conduites aussi bien que les modes de penser d’un sujet. Qu’il s’agisse d’actes manqués, de rêves, de lapsus et de symptômes témoignant de ce qui a été refoulé dans la situation ordinaire de la névrose, ou qu’il s’agisse de délires et autres symptômes traduisant le rejet de la réalité qui fonde la psychose.
Ce sont autant de manifestations de l’inconscient repérées et définies par Freud et développées par Lacan.
Dans les mises en scène où il est représenté, le sujet ne se reconnaît pas. S’il est propre à l’homme de produire des énoncés qui fomentent du sens en réponse aux questions essentielles de son existence, il n’est aucune réponse, comme aucune représentation, dans lesquelles le sujet puisse se définir complètement.
C’est la prétention à vouloir des réponses sans faille, pour parer à l’angoisse qui cause les symptômes.
La psychanalyse, en permettant au sujet de se reconnaître assujetti dans les mises en scène en question, a pour effet de rendre possible la «déliaison» des éléments qui y sont en jeu; elle tente ainsi à mettre en évidence leur signification latente, sans qu’aucun modèle n’ait à être proposé par l’analyste.
Le caractère conflictuel de la vie psychique apparaît de façon manifeste, dès lors que l’exigence radicale de ne mettre aucune limite à la parole, qui est au principe de la situation analytique, se heurte aux forces conservatrices dites de résistance, sans cesse à l’œuvre chez l’individu.
Ce qui ne peut être remémoré tend à se répéter et l’actualisation dans le transfert en permet l’interprétation.
Le transfert naît de l’illusion qu’un sujet, en l’occurrence le psychanalyste, est supposé savoir en lieu et place d’un autre sujet, en l’occurrence l’analysant.
Le transfert est une réalité courante en dehors de l’analyse, comme par exemple dans le choix d’une idole, d’une équipe de foot qui sont autant d’objets choisis pour dire le désir.
Chacun est en prise à son propre transfert, parfois sans s’en rendre compte ni savoir pourquoi.
Le psychanalyste, lui, est sensé savoir où il en est de ses relations personnelles et ne pas interférer avec ce qu’il en est du côté de l’analysant. Dans le rapport qui s’instaure entre l’analysant et l’analyste, l’analysant met en acte des positions subjectives anciennes. Le transfert est cette mise en acte de la réalité de l’inconscient. Le lien engendré est d’autant plus fort que la tension exercée reste en défaut de réponse, en suspens de satisfaction ou de toute espèce d’achèvement.
Le principe éthique qui s’impose d’emblée est qu’une telle relation ne soit sous aucun prétexte utilisée à des fins autres que l’analyse, quand bien même il s’agirait de ce qui peut apparaître dans l’immédiat comme le bien de l’analysant ou même le bien commun.
Ici s’inscrit la radicalité de la psychanalyste, par quoi elle se distingue de toutes les pratiques appelées psychothérapies.
L’interprétation est l’acte essentiel de la pratique analytique, celui par lequel l’analyste transforme la tension issue du transfert. Elle n’est pas de l’ordre de l’explication abstraite ou du renvoi aux termes d’une doctrine; de tels exposés interprétatifs, qui restent le plus souvent sans force face aux pulsions inconscientes, ne feraient qu’opposer une conviction à une autre.
L’interprétation analytique implique que le psychanalyste reconnaisse et accepte la place que l’analysant lui désigne, mais sans s’y laisser assigner. Ce qu’on appelle souvent le contre-transfert est l’effet sur l’analyste de cette imputation de l’analysant. Par son propre travail psychique et par son expérience, l’analyste se met en position d’y répondre par un acte de parole, qui a pour effet l’émergence de certaines connections et fixations inconscientes du désir. Les opérations de liaison-déliaison qui en résultent, rendent possibles de nouveaux agencements pulsionnels, imaginaires et langagiers, à travers lesquels l’analysant retrouve une capacité de penser et de vivre. Un acte aussi singulier n’est réalisable qu’en dehors de tout souci de conformité, dans une situation ouverte à l’invention.
Les éléments constitutifs du cadre et du dispositif sont fixés à l’issue d’une période plus ou moins longue d’entretiens préliminaires.
Le cadre est l’ensemble des conditions de temps, de lieu et d’argent nécessaires au déroulement de la cure. Sa fonction a toujours suscité des différences de points de vue entre psychanalystes. Pour tous cependant, le cadre n’a de sens qu’en tant qu’instrument permettant de mettre en place, côté analysant, la règle de libre association dite encore «règle fondamentale», à laquelle répond, côté analyste, «l’attention flottante».
La position de l’analyste se caractérise au moyen de deux notions freudiennes également fondamentales:
D’une part, la nécessité de suspension du jugement, ce qui va de pair avec la non-réponse qu’on appelle parfois «neutralité bienveillante».
D’autre part, la règle du «non agir», qui engage à parler là où le mouvement spontané porterait à faire.
Étant donné qu’ils conditionnent la mise en œuvre de la règle fondamentale, ces deux principes, auxquels il convient de joindre le respect du «secret», appartiennent à la déontologie de l’analyste.
Le travail analytique est soumis à une temporalité qui est celle de l’élaboration psychique. Il appartient au psychanalyste de respecter cette temporalité et d’en tenir compte dans la conduite de la cure.
Quant à l’argent, autre élément du cadre, il ne vient pas seulement rétribuer le savoir, le travail et le temps de l’analyste. L’acte de paiement est à considérer aussi dans sa fonction symbolique, c’est-à-dire dans son rapport à la condition subjective: acte de séparation, reconnaissance de la dette et de la loi. Cette nécessité vaut aussi pour l’analyste.
Le dispositif, dont le divan et le fauteuil restent des éléments majeurs dans la cure de l’adulte, est destiné, lui aussi, à favoriser la mise en place de la règle fondamentale. Le corps s’y trouve concerné, mais de manière à ce que le sujet en éprouve la réalité à travers les achoppements de son dire.
La cure est un processus qui vise à donner au sujet la possibilité d’articuler les éléments constitutifs de sa vérité singulière.
L’analysant s’y engage avec son symptôme et sa souffrance: la dimension thérapeutique y est donc présente, de surcroît pourrait-on dire, quoi qu’elle puisse devenir elle-même l’objet de la résistance.
Le travail analytique, en effet, modifie le rapport du sujet aux manifestations de l’inconscient. Les modifications opérées concernent tout aussi bien le corporel que le psychique.
Cette mise en jeu du rapport au corps dans sa dimension subjective et inconsciente distingue radicalement la cure analytique de toute autre forme d’aide ou de soin. Elle donne une signification spécifique à la notion de guérison.
L’écoute du psychanalyste est radicalement différente de celle du médecin qui reste à l’affût des indices, des signes pour établir un diagnostic.
Le psychanalyste ne guette aucun indice, aucun signe qui indiqueraient la présence d’une névrose ou d’une psychose. Il écoute le discours du sujet qui essaie de dire sa souffrance, et dans les failles de ce discours il entend la présence de l’inconscient, de «l’autre» qui parle à travers le sujet, de «l’autre du sujet» pourrait-on dire.
Là où le psychothérapeute compatit, le psychanalyste reste neutre. Car la souffrance du sujet peut être pour une partie souffrance mais pour une autre partie jouissance. Cette écoute est aussi différente de celle d’un ami qui pourrait avoir à prendre parti pour le sujet.
Cette neutralité du psychanalyste, cette écoute dite «bienveillante» permet progressivement au sujet, à l’analysant, de départager les «torts» et de reconnaître enfin en quoi il a pu être l’artisan de son propre malheur.
Si l’analysant mesure dès le premier entretien la portée d’une telle écoute, il supporte plus ou moins bien le silence du psychanalyste. Ce silence est d’ailleurs devenu caractéristique de la pratique du psychanalyste, voire sa caricature.
Pourtant, pour l’analyste, le silence est le support de son écoute. L’analyste peut être invité à parler par l’analysant qui ne supporterait pas trop longtemps son silence. Il peut parler sans pour autant sortir de sa neutralité. Il peut rassurer dans les moments difficiles mais à ce moment-là il n’est plus à la place de l’analyste. Et puis, il faut dire que l’inconscient ne parle pas en permanence au point d’être en permanence à l’écouter.
Au fond, le silence de l’analyste c’est la condition de la parole de l’analysant. La neutralité du psychanalyste est une caractéristique fondamentale de son écoute. En effet, cette neutralité manifeste une attitude détachée qui évite toute idée préconçue. Elle est aussi la possibilité de se laisser surprendre par le discours de l’analysant. Car le psychanalyste n’a pas à substituer sa propre censure à celle de l’analysant. S’il exige l’application de la règle de l’association libre, il doit être prêt à accueillir n’importe quelle parole, sans sélection préalable.
À sa neutralité qu’on dit bienveillante, il doit joindre ce que l’on appelle une attention flottante qui consiste au fond à ne pas faire de choix parmi les paroles dites par l’analysant. Cette attention flottante met le psychanalyste dans un état proche de celui de l’analysant pendant l’association libre, comme une sorte de rêverie. L’association libre permet au fond de faire déraper le langage logique, de le parasiter par des idées absurdes apparemment sans intérêt ou carrément violentes, ou bien poétiques ou bien extrêmement intimes.
Dans l’association libre, il est impossible de ne pas dire vrai surtout quand on se trompe ou quand on ment. On fait alors l’expérience que lorsqu’on parle on en dit toujours plus que l’on voulait en dire et l’on prend alors la mesure de l’autre qui parle en nous, et que l’on voulait cacher quitte à souffrir. En même temps, malgré cette parole débridée, on éprouve le sentiment de revenir inlassablement aux mêmes choses: «mais je vous ai déjà dit ça». Comme une spirale, la parole revient souvent au même point comme si quelque chose nous empêchait de dériver complètement.
Et bien ce point est souvent le lieu d’un savoir jusque-là insu où venaient se loger la jouissance et la souffrance du symptôme.
Mais on attend aussi que le psychanalyste parle, qu’il fasse fonctionner son savoir en termes de vérité, qu’il interprète bien sûr mais pas à tort et à travers. L’interprétation n’a d’efficace que si elle intervient à un moment où la vérité refoulée de l’analysant est prête à éclore. Si cette interprétation intervient trop tôt elle suscite la résistance.
Le savoir de la théorie psychanalytique n’est opérationnel que lorsqu’il touche à une vérité qui cherchait à se dire. L’interprétation alors permet à l’analysant d’accoucher d’une vérité, de rétablir une continuité. Elle permet de restituer «ce qui s’entend à travers ce qui se dit».
Une analyse ne se prescrit pas. C’est un contrat. Lorsque l’on va voir un psychanalyste, c’est toujours avec une certaine dose de souffrance que l’on ne peut plus gérer par soi-même. Il n’y a plus d’arrangement possible. Ce que l’on arrivait jusque-là à négocier ne peut plus l’être. Les symptômes deviennent encombrants, l’angoisse trop forte.
L’analyse est le moyen que l’on se donne pour accueillir la cause de la souffrance couverte par le symptôme.
Conclusion temporaire. Chaque cure invente la psychanalyse à partir d’une invraisemblable position de l’analyste qui est celle du primat de son ignorance volontaire.