Le métier de médecin, c’est quelque chose que j’ai toujours voulu faire. Même si j’ai autrefois pensé à faire de l’ethnologie – c’était plus pour les rêves, par rapport à des livres que j’avais lus. J’ai pensé aussi à être architecte mais je crois que je n’étais pas assez scientifique pour faire ce métier au quotidien – c’était dans l’esprit d’inventer des maisons, des choses comme ça. Médecine, c’est toujours resté en ligne de fond. Alors voilà, j’y suis allée sans me poser des questions de spécialité: sans me poser plus de questions.
Le métier de médecin généraliste tout simplement me plaisait parce que c’était un moyen extraordinaire d’être en contact avec des gens, de les connaître et peut-être de connaître leur vraie vie? Après, c’est un petit peu dangereux! Il y a une histoire de pouvoir dont il faut se méfier. Quand j’étais étudiante, je faisais partie d’un collectif d’étudiants où on se posait ces questions, comment dirais-je? On voulait prendre conscience de ce pouvoir pour ne pas en abuser, se mettre des limites. Il faut toujours avoir cela en tête quand on a quelqu’un qui est malade en face: être malade, c’est être patient. Et patient ça veut bien dire ce qui est: c’est être un peu dépendant de l’autre, de celui qui représente la toute-puissance médicale. Il faut faire attention mais en même temps c’est vrai que cela donne une possibilité de relation extraordinaire avec les gens. Quand je suis arrivée dans la région, en 1988, j’étais enceinte de ma seconde fille et je voulais m’installer comme médecin généraliste dans un village proche de chez moi. J’ai eu ma seconde fille, j’ai pris un peu de temps encore pour finir ma thèse, je commençais à faire le tour des popotes pour voir un endroit où je pouvais m’installer, et je me suis retrouvée à nouveau enceinte... L’aîné n’avait que deux ans, la deuxième avait quelques mois, alors je me suis dit, je ne vais peut-être pas m’installer tout de suite...
Et là, une femme que je connaissais, qui était médecin en Protection Maternelle Infantile, m’a dit, écoute, ça ne t’intéresserait pas d’exercer quelque temps comme médecin de PMI? J’ai trouvé que c’était une bonne solution tant que mes enfants étaient petits: être médecin avec des horaires fixes, pourquoi pas?
J’ai exercé ce métier trois ans et, en fait, j’ai très mal supporté ma hiérarchie de PMI. J’avais l’impression d’être..., d’être pour le coup vraiment impuissante, que le poids des protocoles freinait toutes les décisions, j’avais l’impression de ne pas servir à grand-chose. Ce n’était pas exactement ma première situation de médecin car j’avais toujours fait des remplacements au moins deux ou trois jours par mois depuis que j’avais 23-24 ans. Mais un médecin de PMI c’est particulier, ça ne prescrit pas, ça voit des enfants, ça va mettre en lumière des situations qui paraissent un peu difficiles. Après, le temps que ça aboutisse, ça peut être très long, ne jamais aboutir. Il m’est arrivé de voir des enfants extrêmement en danger sans pouvoir vraiment faire quelque chose. Et donc j’ai..., ça ne m’a pas plu... Même si c’est un métier très intéressant – qui a le mérite d’exister mais auquel on ne donne pas assez de moyens...
Au point de vue caractère je ne m’entendais pas avec ma médecin hiérarchique et il y avait toute cette hiérarchie: DDASS, Conseil Général, il y avait plein de choses qui entraient en jeu et, bon, ça ne me convenait pas. À ce moment-là, je travaillais avec une infirmière dont le mari était médecin hospitalier et recherchait un médecin pour mettre en place un réseau de soins pour le VIH: le virus du sida. C’était l’époque où tous ces réseaux se montaient, on était en 1994. Et je me suis dit, pourquoi pas?
Je ne connaissais pas beaucoup cette pathologie à l’époque parce que pendant nos études, on ne l’apprenait pas. J’ai fini mes études en 1985-86 et, dans nos régions, on ne parlait pas beaucoup du sida. Je ne sais même pas si ça a été abordé une fois le temps de mes études. J’avais pu lire des choses par moi-même mais je n’avais pas eu de rapport avec des patients atteints par cette maladie. Je me suis dit, c’est sûrement un monde différent, une remise en question, oui, oui, j’y vais.
Et voilà comment je me suis retrouvée à l’hôpital. Avec tout à monter en fait. Tout à monter. En 1994, il y avait encore peu de traitements. Et c’était une époque épouvantable encore pour le VIH: tous les patients qu’on avait malheureusement on savait qu’on les accompagnait vers le décès. C’était comme ça. Et donc j’ai vu beaucoup de mes premiers patients décéder. Je n’avais jamais vécu cela avant.
J’avais pu rencontrer la mort lors de mes remplacements, ou lors de mes études, mais ce n’est pas la même chose. Je n’ai pas envie de parler de mort ordinaire, parce qu’il n’y a pas de mort ordinaire, mais c’était plus une mort qui allait dans le sens des choses... Et là, le VIH c’est vrai que ça a été une claque. Et une leçon de vie. Surtout des rencontres avec des gens extraordinaires. De tous milieux. Et avec des histoires de vie...
Beaucoup de ces patients-là ne parlaient pas du tout de leur maladie à l’extérieur. Parce que c’était tabou, parce que, même à leur famille..., leur famille n’était pas au courant. Il n’y avait qu’un endroit où ils pouvaient en parler c’était dans mon bureau. Et donc c’était quelquefois, c’était un déversoir d’histoires, d’histoires terribles, d’histoire émouvantes, et voilà. Ici cela ne concernait pas beaucoup de gens à l’époque. Quand je suis arrivée, il y avait à peu près quarante patients. Mais ça a très vite monté en puissance.
Au bout de deux ans sont apparues ces trithérapies dont on a beaucoup parlé: l’association de trois molécules actives contre le virus. Et quasiment du jour au lendemain tout a changé. Je crois que toute la vie je me souviendrai de ça, de ces patients qui étaient pour la plupart dans leur lit, car la plupart des patients étaient hospitalisés dans un état dramatique, ils étaient mourants. Et une bonne partie de ces patients, à partir de janvier 1996, ont pu profiter des trithérapies in extremis. Des gens que je vois toujours aujourd’hui. À un mois, deux mois près d’autres auraient pu survivre... C’était rageant, c’était frustrant.
Et là on a eu l’impression de voir les choses en accéléré. Des gens qui du jour au lendemain sont passés de la mort à la vie. Et surtout des gens qui avaient fait le deuil de leur propre vie. Pour eux c’était fini, ils allaient mourir, c’était... Psychologiquement ça a été très très dur, on ne s’attendait pas du tout à ça. Nous, on était dans l’euphorie de ces nouvelles molécules, on avait des résultats biologiques extraordinaires.
C’était du jamais vu dans l’histoire de la médecine: comme ça, du jour au lendemain, on est passés du désespoir à l’espoir. Donc on était dans un état d’euphorie, les patients et les soignants. Et puis très vite on a senti, «il y a quelque chose qui se passe, il faut qu’on fasse attention». Parce que tous ces patients qui avaient en quelque sorte fait le deuil de leur vie, qui avaient donc du coup souvent aussi flambé leur vie, qui avaient dépensé tout leur capital quel qu’il soit, qui avaient fait le vide dans leur vie amoureuse pour certains, dans leur vie familiale, leurs amis, du coup se son retrouvés avec leur vie devant eux. Et il fallait en faire quelque chose, il fallait continuer.
Beaucoup de patients ont fait des tentatives de suicide à ce moment-là. Cela paraît complètement paradoxal, mais en même temps ça se comprend. Il a fallu réapprendre à vivre avec eux. Et peut-être moins se pencher sur le côté physique du VIH mais s’occuper du côté psychique. Apprendre tout ça avec eux. C’est une maladie où les soignants ont appris en même temps que les patients.
On ne pouvait pas se permettre de raconter n’importe quoi aux patients. On n’avait aucun recul, ça rend drôlement humble. Les patients nous apprenaient autant que nous on pouvait leur apprendre. On avait un devoir de vérité. Une vérité qui était très limitée d’ailleurs parce qu’on ne savait pas grand-chose, il fallait reconnaître notre très peu de connaissance... Et ça, ça a créé une relation très particulière entre patients et soignants.
J’avais la chance de travailler avec un infirmier formidable. On était une toute petite unité. C’était quelqu’un d’extrêmement important, un gars d’une humanité, d’une richesse. Il était musicien, il était plein de choses. Au début... – on avait une liberté à l’époque... L’hôpital a extrêmement changé en 18 ans... On faisait ce qu’on voulait: on pouvait aller voir les patients à domicile sans rendre de comptes à l’hôpital, on pouvait passer le temps qu’on voulait avec nos patients. Si j’avais envie de passer deux heures avec un patient, je pouvais le faire... Aujourd’hui malheureusement c’est très difficile. Mais à l’époque on pouvait vraiment faire ce qu’on voulait... Et la relation à domicile n’est pas du tout la même qu’au cabinet.
On a eu des moments de fous rires. Je crois que tous les jours j’ai ri au travail: tous les jours, tous les jours, tous les jours. Avec les patients on a toujours ri. Ça étonne les gens que je dise ça mais il y a toujours des choses drôles. Et le rire est salvateur. On arrivait toujours à rire…
Les premières années ça a été les contacts avec la maladie, la dégradation. C’est pareil pour tout le monde bien sûr la dégradation mais on avait tout de même beaucoup de patients qui étaient extrêmement jeunes. Des patients qui étaient très très beaux, c’était terrible. Dans les textes philosophiques, dans l’Éthique, on va dire que l’être humain ne se dégrade pas, il garde sa dignité jusqu’au bout... Mais malgré tout il y a l’apparence. Qui est extrêmement importante. Et même si j’ai beaucoup ri, j’ai aussi souvent eu les larmes aux yeux.
Avec les trithérapies il a fallu réapprendre à vivre. Réapprendre à faire des projets avec les patients: ne pas abandonner son travail, ou retrouver un travail, reprendre la vie sur du moyen ou du long terme... Aujourd’hui on dit que l’espérance de vie d’un patient séropositif est la même que celle d’un patient séronégatif. Donc ça veut dire prendre soin de soi à nouveau, peut-être arrêter de fumer par exemple. Parce que le tabac qu’est-ce qu’on en avait à faire: «fumez fumez...». Avec une espérance de vie de... la moyenne c’était une dizaine d’années. Qu’est-ce qu’on s’en fichait du tabac, qu’est-ce qu’on s’en fichait de l’alcool, qu’est-ce qu’on s’en fichait de la cocaïne, et même de l’héroïne, et du cannabis... Et là, après, il a fallu dire: «peut-être qu’il va falloir arrêter de fumer! Ou: la consommation d’alcool est peut-être un peu importante, il va falloir être plus raisonnable». Alors que le mot «raison» ne rentrait pas du tout en ligne de compte les premiers temps. C’était difficile ça aussi, de revenir à la raison... Les médecins ont pu croire à ce moment-là que les soignants reprenaient du poil de la bête, reprenaient de la puissance, du pouvoir. On avait les traitements, on pouvait prescrire les traitements qui marchaient. Il a fallu rééquilibrer les choses – ça n’a jamais été linéaire cette histoire. Et ne pas perdre de vue tout ce qu’on avait vécu aussi... il ne fallait pas oublier.
Toute l’année 1996, chaque semaine, il y avait des surprises. Il fallait se réajuster. Et puis après il y a eu d’autres changements. Un peu insignifiants au départ, puis finalement ça a été ces fameuses lipodystrophies... Ces traitements étaient magiques – c’est l’impression que ça nous donnait: ça redonnait la vie aux gens. Eh bien les premiers traitements efficaces et magiques étaient aussi très destructeurs pour l’organisme, créaient une modification de la répartition des graisses... C’est-à-dire que les patients se mettaient à maigrir énormément des joues, des bras, des cuisses; ça donne un air très maladif. Ils étaient en bonne santé si on peut dire. Mais il y avait les stigmates de la maladie. Pour les gens qui travaillaient en milieu hospitalier, ça se repérait. Et ça aussi ça a été une sacrée affaire... Il a fallu apprendre à vivre avec ça. Arriver à persuader le patient de continuer à se traiter malgré ça, malgré l’apparence qui était quand même un peu..., qui était changée. Jusqu’à ce qu’on ait la possibilité de réparer cela aussi.
L’histoire du sida ça a été toute une histoire de réparation en fait. Redonner la vie, réparer la santé. Et là, réparer l’apparence grâce à la chirurgie esthétique, la chirurgie plastique... Avec différentes méthodes on arrivait à redonner des joues, redonner un visage normal entre guillemets, sans stigmates. Et on a réussi à faire que la Sécurité sociale prenne en charge aussi cela... Tous les patients qui se sentaient marqués ont pu avoir ce recours. Certains n’ont pas voulu. Certains n’ont pas voulu toucher à leur corps. Comme si cela faisait partie de leur histoire. Pendant un certain temps. Puis au bout d’un certain nombre d’années... ils sont venus: «finalement ce que tu m’as dit, là..., on ne pourrait pas...»
Certains, on ne savait pas si on devait leur en parler. On les voyait changer et puis on n’en parlait pas: «est-ce que je dois le mettre en face de ce qu’il est devenu?» C’était... J’ai fini par coller dans mon bureau une affiche d’un laboratoire qui commercialisait le new fill – qui permet de remplir les joues – avec une photo d’une personne lipodystrophiée. Cela a permis à certains patients de parler: «tiens, l’affiche, là... est-ce que je ne ressemble pas un peu à ça?». Ça a été une autre étape. Réparer aussi les dégâts des traitements.
Et puis après il y a eu toutes ces simplifications de traitement. Encore de temps en temps à la télé on peut voir que le traitement du VIH c’est très compliqué, c’est vingt à trente comprimés... Ça a été ça à un moment mais aujourd’hui une trithérapie ce peut être trois, deux, voire un seul comprimé par jour... Il y a des patients, on ne les voit pas souvent: ils vont tellement bien, ils sont tellement stricts avec leur traitement, ils ont une hygiène de vie parfaite – je les vois deux fois par an. D’autres qui vont aussi très bien, mais qui ont besoin de venir plus souvent. Parce que mon bureau reste malgré tout l’endroit où on peut parler. Où je peux aussi servir de punching-ball parfois!
Certains gardent une énorme colère en eux. Certains n’ont toujours pas pardonné à celui ou celle qui les a contaminés... – qui est quelquefois quelqu’un qu’on a connu. Ils sont bloqués, ce n’est pas un jugement, on peut imaginer que ce soit d’une telle violence d’apprendre cela. Ils n’arrivent pas à avancer. Certains patients ne se considèrent que virus en quelque sorte... On essaie de leur dire qu’ils sont toujours eux-mêmes. Ils ont le virus mais il faut lui laisser la plus petite place possible. Comment laisser la plus petite place possible au virus? En se traitant correctement et en menant la vie qu’ils ont envie de mener. Il y a des patients qu’on ne va pas voir pendant un an parce qu’ils sont très très en colère. Et puis ils vont revenir. Certains arrivent à perdre cette colère. Grâce parfois à un mot... Parfois il suffit d’un seul mot qui sort et tout va mieux.
On a une psychologue qui travaille avec nous, qui nous aide bien, qui travaille beaucoup sur la systémie familiale. Souvent le VIH n’arrive pas par hasard chez les gens. Il peut y avoir beaucoup de choses avant qui ont fait qu’ils se sont retrouvés dans des situations où ils se sont mis en danger. Il peut y avoir eu des mises en danger parce qu’il y a eu des événements terribles dans leur vie. Il n’y a pas que cela bien sûr, mais quand on revoit la vie des gens après, parfois on se dit «ben oui, bien sûr». Donc ce sont des histoires de vies.
On travaille avec les associations de patients. Il y en a deux ici. Il y a Aides et Chrétiens et Sida. Qui ne travaillent pas de la même façon. Au début on s’est dit, Chrétien et Sida... Mais finalement ils accueillent n’importe qui. Il n’y a pas besoin d’être chrétien. Ils nous ont rendu beaucoup service pour cocooner des patients extrêmement vulnérables...
À l’intérieur de l’hôpital, nous n’avons pas de groupes de parole. Cela nous est arrivé d’intervenir dans des groupes de parole mais à l’extérieur. Nous, on a des relations individuelles. Même si... quelquefois c’est drôle! Dans ma salle d’attente, les gens, j’imagine qu’untel et untel peuvent se connaître, alors j’essaie de ne pas les mettre les uns derrière les autres. Et puis quelquefois, ce sont des gens dont je n’aurais jamais imaginé qu’ils se connaissaient... Les patients, on connaît leur famille souvent, on voit leur histoire, leur histoire d’amour... On rencontre leur partenaire. C’est arrivé qu’ils ne puissent pas en parler à leur partenaire. Et donc, on le faisait dans mon bureau, c’est plus facile. On a un rôle pour rassurer le partenaire. Parce que tout est possible: quasiment tout est possible.
Et tout est de plus en plus possible, parce qu’on a des traitements qui marchent extrêmement bien – enfin ce que je dis là c’est un peu entre guillemets parce que ça dépend de chaque situation – mais par exemple avoir un enfant pour une femme séropositive c’est possible depuis très longtemps. On a assisté à cinquante ou soixante naissances parmi nos patients maintenant. Un homme séropositif peut avoir un enfant aujourd’hui avec sa compagne sans la contaminer, tout est possible. Le VIH aujourd’hui ne doit pas mettre un frein à la vie des gens.
On avait des patients qui se sentaient, comment dire – certains se décrivent comme pourris. Et quand on a réussi à les convaincre que, grâce au traitement, ils avaient très peu de virus dans le sang. Et que leur risque de contaminer leur partenaire était devenu infime, ça les a carrément libérés. Ça leur a redonné une assurance. Ça leur a redonné l’amour d’eux-mêmes pour certains. Ils ne se considéraient plus comme des pestiférés. C’est la peste moderne pour certains... Certains patients d’ailleurs, qui allaient bien, qui n’avaient pas besoin de traitements tout de suite, demandaient des traitements justement pour s’enlever cette idée de peste, pour se sentir comme tout le monde. On a un infirmier, on a le même psychologue depuis un petit bout de temps maintenant, aussi une assistance sociale qui travaille avec nous, qui est bien impliquée. Et depuis peu une diététicienne qui s’intéresse beaucoup aussi à la pathologie. Et les associations.
À l’hôpital, il y a un service de maladies infectieuses, avec un médecin qui est là depuis bientôt un an, qui voit quelques patients. Qui va avoir surtout les patients en phase aiguë hospitalisés dans son service. Ou des gens nouvellement découverts mais à un stade tardif de la pathologie. Car on voit encore des patients qui ont appris leur séropositivité il y a longtemps et qui se sont dit «c’est pas possible, je mets mon mouchoir dessus – advienne que pourra». Certains peuvent arriver dans un état parfois très dégradé. Ce jeune médecin, je suis ravie qu’il soit là car parfois on se sent un peu seul quand même! On peut échanger sur certaines situations difficiles, ne pas porter tout seul certaines responsabilités.
Il semblerait qu’il y ait une certaine stagnation des contaminations en France depuis deux ou trois ans. Aussi parce que les traitements sont efficaces, donc les gens transmettent moins le virus. Aujourd’hui on va davantage parler des personnes contaminées en Afrique, les migrants qui viennent contaminés par virus...
Ceux qui sont contaminés par le biais de la toxicomanie, ici on n’en voit quasiment plus. Il y a eu une prévention qui a été extraordinaire. La distribution de seringues propres aux toxicomanes. Ça, ça leur a sauvé la vie. Ici on ne voit plus de nouveaux toxicomanes contaminés par le VIH. L’hépatite C toujours, oui, mais le VIH, non. Il faut le dire quand même, il y a eu des actions qui ont très très bien marché.
Aujourd’hui on cherche à améliorer la qualité des traitements, et surtout à les rendre le moins nocifs possible. On fait en sorte de ne plus mettre en place des traitements qui donnent des lipodystrophies. Dès qu’on voit un signe on modifie le traitement. On est beaucoup plus vigilants par rapport à cela. Beaucoup plus vigilants aussi par rapport à d’autres effets secondaires, sur le plan cardio-vasculaire, sur le plan osseux. En fait là je retrouve complètement mon métier de médecin généraliste où on considère le patient dans sa globalité, son corps, son esprit: tout.
Cela fait 18 ans que je suis là! J’ai vu plusieurs générations de personnes séropositives... J’ai vu des personnes contaminées depuis le début quasiment, dont certaines malheureusement sont décédées. Et celles qui sont toujours en vie ont vécu la peur, beaucoup de leurs amis sont décédés, ce sont vraiment des témoins, elles ont vécu des choses terribles.
Puis il y a ces nouveaux patients, nouvellement contaminés, qui n’ont pas vécu tout ça. Et pour qui le VIH, je ne vais pas dire que c’est banal, je ne vais surtout pas dire ça. Mais qui ont intégré qu’on pouvait très bien vivre avec cette maladie, qu’avec un traitement tout pouvait bien se passer. Ils n’ont pas du tout la même relation avec le système médical que les anciens patients. Il n’y a pas la même frayeur, il n’y a pas la même terreur. Et heureusement pour les nouveaux contaminés, on espère qu’ils vont avoir la vie la plus réussie possible. Les femmes ne vivent pas non plus le virus de la même façon que les hommes.
Maintenant par le biais du COREVIH (Coordination régionale de lutte contre le VIH), on a des techniciens qui nous aident à étudier l’épidémiologie du VIH dans notre région, à mettre en place des protocoles. On peut me dire: «tiens, ces patients que tu n’as pas vus en 2012, tu sais ce qu’ils sont devenus?» On téléphone à ceux dont le numéro de téléphone est encore valable «– Qu’est-ce que tu deviens? Tu as peut-être été voir un autre médecin? Dis-le-moi, pour que j’envoie ton dossier. – Non je n’ai pas changé de médecin. Je n’ai pas eu le temps, c’est tout. – Tu n’as pas eu le temps? Mais comment tu te soignes? – Ah ben c’est vrai que j’ai arrêté mon traitement... ». Ce patient-là, dans sa tête je suis toujours son médecin, mais le temps a passé tellement vite... Du coup il a repris rendez-vous. Il peut voir un médecin généraliste pour les médicaments. Mais normalement, il faut qu’au moins une fois par an il soit vu par un médecin hospitalier, c’est obligatoire.
J’aime bien consacrer au moins une demi-heure par patient. Une matinée ça peut être six/sept patients... L’après-midi euh, je fais au petit bonheur, j’essaie de voir ceux qui ont besoin ponctuellement d’un peu plus de temps, il y a aussi les urgences, les AEV (accident d’exposition virale), il faut garder du temps pour les courriers aux confrères... Plus ça va, plus on a d’obligations, de protocoles, de réunions en tous genres qui nous éloignent du patient. Même si j’essaie de grappiller du temps, de garder un peu de temps à ceux qui en ont besoin; c’est pour cela que ce n’est jamais la secrétaire qui prend mes rendez-vous, c’est toujours moi. Au ton de la personne au téléphone, on comprend: «... ah tiens, ça ne va pas trop, on va lui donner un petit peu plus de temps cette fois-ci à lui...». Ou «cette fois lui ça ira avec vingt minutes...». J’ai essayé de garder cette liberté-là. De pouvoir donner le temps qu’il faut à chaque patient. Un temps qui n’est pas le même d’une consultation à l’autre.
L’hôpital aujourd’hui c’est une entreprise. Qui doit rapporter de l’argent. Donc on nous demande de faire du chiffre. Ce qui est quasiment impossible. Je ne peux pas être «rentable» au sens de l’hôpital entreprise. Donc voilà. On a de plus en plus de réunions pour faire du chiffre. Un patient hospitalisé va rapporter de l’argent. Ce qui moi me paraît complètement débile. Notre but à nous c’est de faire en sorte que nos patients ne soient pas hospitalisés, qu’ils aillent le mieux possible. C’est la meilleure façon de rendre service à la société: faire en sorte que les patients restent en bonne santé et au bout du compte coûtent moins cher à la sécurité sociale et à la société. Et là on a l’impression que l’hôpital, l’hôpital en général, avec un grand H, pas seulement ici, vit dans une bulle où il s’autogère.
Nous sommes en résistance à l’hôpital. Par rapport à ce qu’on croit être juste, qu’on croit être bon. Et par rapport à ce qu’on nous demande. C’est l’ARS, c’est l’État, c’est le ministère de la Santé. Je pensais qu’en changeant de gouvernement cela irait mieux. Mais non. On reste dans la même ligne de conduite. C’est un peu difficile à vivre. On est sur une corde raide tout le temps. On se sent même parfois un peu méprisés par notre administration.
On se pose des questions. On se demande ce qu’on va devenir. J’ai un nombre très important de patients. Je dois être pour la région, un des médecins qui a le plus de patients. Tous les médecins hospitaliers qui font le même métier que moi en France sont dans la même situation. Après, il faut qu’il y ait une volonté de dire que ce qu’on fait est utile...
Je suis des patients et en même temps je m’occupe du centre de dépistage qui est anonyme et gratuit, qui demande également du temps pour une prise en charge de qualité.
Pour tout ce qui a un lien de près ou de loin avec le VIH, on essaie d’améliorer nos pratiques en commun. Il existe la coordination régionale de lutte contre le VIH qui regroupe donc les différentes unités de services du VIH et aussi des associations de patients. Il y a régulièrement des réunions pour discuter des questions d’amélioration de la prise en charge, que ce soit pour les traitements, pour le dépistage, pour ce qu’on appelle les accidents d’exposition – lorsqu’on a eu un rapport non protégé avec quelqu’un qui est séropositif – la mise en place de traitements. On a aussi ce qu’on appelle des réunions de concertation professionnelle où on va discuter de dossiers de patients un peu difficiles entre nous. Par visioconférences souvent parce qu’autrement ça fait loin. On se réunit aussi, il y a les congrès. Je vais à Atlanta début mars par exemple.
Pour l’instant je n’ai pas envie de changer de secteur. J’ai rencontré des gens tellement super. Et j’en rencontre toujours, c’est vraiment une aventure humaine. Mais peut-être qu’un jour j’en aurai marre. Cet hôpital-entreprise, il y a trois-quatre ans, ça commençait à me prendre vraiment la tête. J’en avais vraiment ras le bol. Du coup je me suis dit, j’aimerais bien revenir aux fondamentaux. Et j’ai fait un diplôme de soins palliatifs. On peut penser, c’est bizarre qu’elle fasse ça. Parce que c’est vrai que le VIH aujourd’hui ne fait plus mourir comme avant, et heureusement.
Mais avec ce diplôme-là, j’ai eu envie de me recoltiner avec des fondamentaux, la philosophie, l’éthique. C’est un terrain où il y a beaucoup à faire. Et puis pour le coup on est tous égaux, on y va tous! Je trouvais que dans les services la prise en charge des patients n’était pas toujours satisfaisante. À l’hôpital, dans le service où l’unité VIH est «hébergée», il y a des lits dédiés, identifiés soins palliatifs. Je me dis que c’est une façon d’essayer de mieux réfléchir à l’accueil des patients en fin de vie dans ces lits-là. Faire en sorte que ça se passe le moins mal possible. Ce diplôme-là m’a effectivement passionnée, m’a permis de réfléchir, oui, de réfléchir. Il y a plein de choses à remettre en place. C’est un peu compliqué. Mais j’espère bien qu’on va avancer.
Peut-être aussi qu’un jour j’irai ailleurs. Il peut y avoir du travail dans les maisons de retraite par exemple.
Après, j’étais un peu électron libre... parce que les soins palliatifs c’est très... «la vie jusqu’au bout». L’euthanasie, on n’a pas trop le droit d’en parler. Or je trouve que sur deux années d’études de soins palliatifs, on ne peut pas faire comme si l’euthanasie n’existait pas. On ne peut pas se permettre de dire que les soins palliatifs peuvent tout résoudre. Il faut être drôlement arrogant pour dire ça. Ça peut aider à plein de choses. Mais c’était difficile à aborder comme sujet. Je me suis parfois sentie un peu déplacée par rapport à cela.
Dans les soins palliatifs le grand mot c’est la dignité: la dignité d’être humain. Ce qui est dit en soins palliatifs c’est que jusqu’au bout on est digne. Quoi qu’il nous arrive, on est digne. Dans l’absolu peut-être, mais moi j’ai un peu de mal avec ça. Peut-être est-ce ce qu’on appelle la dignité ontologique, d’accord. Qui définit l’humanité. Mais il n’empêche, il y a ce qu’on ressent, ce que ressentent les patients. Et ce ressenti dans la vraie vie est aussi important que ce que dit la philosophie. C’est bien de pouvoir aussi se poser pour réfléchir à ça. Moi la vie des gens m’intéresse tellement que leur mort aussi me concerne.
J’ai fait mon mémoire de soins palliatifs sur les avis d’obsèques, ce qu’ils nous disent sur la vie et la mort des gens. Dans les journaux. Comment se présenter? J’aime beaucoup me promener dans les vieux cimetières, je ne peux pas m’empêcher d’imaginer... Je lis beaucoup. Oui, c’est une espèce de fascination pour la vie et la mort: la vie des gens...
C’est vrai que j’ai parfois du mal à laisser mon boulot de côté; j’y pense la nuit... Je fais le trajet tous les jours. Les cinquante kilomètres dans les deux sens. Le trajet est important. C’est un sas entre le travail et la maison. Surtout quand les enfants étaient petits. Je pense que j’aurais habité à cinq minutes de la maison, ça n’aurait pas été possible. C’est le seul endroit où je suis seule en fait. Et ça c’est drôlement important. Où je peux écouter n’importe quoi à la radio. Où je chante faux dans ma voiture. J’écoute ce que je veux. Je ne prendrai jamais jamais personne en stop, jamais! Je ne ferais jamais du covoiturage, ce n’est pas possible! Je n’ai pas du tout envie de parler à quelqu’un à ce moment-là. C’est mon moment pour souffler. Il y a des soirs où je finis tard. Il y a des réunions aussi, des réunions parfois dont on rentre tard.
Je fais du théâtre aussi, il faut apprendre son rôle... Ça fait du bien: avoir le droit d’être quelqu’un d’autre! Là pour le coup on oublie ses patients.
Couper? Ça ne me quitte jamais vraiment. En vacances si, peut-être la dernière semaine j’arrive à... je ne sais pas comment on peut mettre un rideau dans sa tête, je ne sais pas. Enfin ça va, je n’ai pas des situations dramatiques en ce moment. Mais je me dis, tiens j’ai oublié de faire ça, tiens, j’aurais peut-être dû faire ça comme ça... Ce n’est pas grave, cela ne me met pas en situation de burn-out pour le moment.
Au tout début quand même... Il y a eu une année où j’ai vu tellement de patients mourir, c’est vrai que là, hou... c’était vraiment beaucoup. Beaucoup d’émotions.
Je suis dans l’annuaire. Certains patients ont mon numéro de portable. J’ai pu donner mon numéro de portable à des patients qui étaient mal à un moment, ça les rassurait. Je crois que je ne sais pas mettre trop de barrières. Enfin avec certains si, parce que, comme dans la vie, hein, il y a des gens pervers, donc là c’est vrai qu’il faut savoir se protéger mais... C’est drôle, quelquefois des patients m’envoient des petits messages comme ça, leurs vœux, des photos de vacances, des photos de leurs copains, copines, c’est mignon. J’en tutoie beaucoup. Et ils me tutoient aussi. Pas tous. Je ne sais pas comment ça vient, je ne sais pas.
Cela peut arriver de prendre des gens en grippe, on est humain. Dans ce cas-là, on se dit, il faut que je reste professionnelle. La sympathie peut-être pas, mais l’empathie ça fait partie du métier de médecin. Il faut savoir l’utiliser pour arriver à aider l’autre à aller mieux. C’est un outil de soin, l’empathie.
Quand on parle de relations, il y a quelque chose qui m’a beaucoup aidée au début, c’était le tabac. Parce que je fumais. Et à l’époque on pouvait fumer aussi à l’hôpital. Et fumer avec les patients, c’était génial. Parce qu’on arrivait à apprendre des choses, c’était... Et quand j’ai arrêté de fumer, cela m’a manqué. Il a vraiment fallu que je réinvente ma relation à certains de patients.
Mon bureau est de plus en plus petit. On n’arrête pas de déménager. Il est rempli de dossiers. Parce qu’on a de plus en plus de patients. Donc là ce n’est pas terrible. Le projet serait qu’un bâtiment se libère, où on pourrait faire quelque chose de beaucoup plus ouvert, plus lumineux. Mais ce n’est pas pour tout de suite. Pour le moment c’est un petit peu difficile. Avec une vue atroce sur le béton de l’hôpital. Certains patients se plaignent de la vue. Pourtant mes patients qui viennent de Paris me disent que les conditions d’ici n’ont rien à voir. À Paris il y a des files énormes, des patients qui sont les uns après les autres dans la salle d’attente, des consultations qui durent dix minutes.
Et quand même, malgré tout, j’ai encore des patients qui meurent. De moins en moins du VIH, de moins en moins du sida, mais beaucoup plus de cancers. Nos patients vont être beaucoup plus vulnérables. Les antirétroviraux et les chimiothérapies ne font pas forcément bon ménage. Et le tabac, là, ça commence à me gonfler. Ils doivent s’en rendre compte les patients, je parle beaucoup du tabac. C’est quand même trop bête quoi: avoir réussi à passer ce cap – pour certains ils auraient pu mourir. Et puis mourir à cause du tabac. Ça, ça me met en rage. Ça me met en rage, j’ai une impression de gâchis. Et puis des patients qui meurent du VIH, du sida, aujourd’hui, ça aussi ça me met en rage. On ne devrait plus voir ça. Il doit être possible de ne plus voir ça. Ou qui n’ont pas été pris en charge assez tôt. Ou on n’a pas réussi à les convaincre de se soigner comme il fallait. Enfin je sais, ce sont aussi des choix de vie. Il faut accepter que la personne fasse ce qu’elle veut de sa vie… Mais voilà, je n’aime pas renoncer.
Enfin, en général les patients m’épatent. Comme ils prennent bien leur traitement! Moi j’ai l’impression que j’aurais un mal fou. Non, je les trouve… ils m’épatent. Certains ont dû faire énormément d’efforts. Parce que ce n’était pas du tout leur truc, ce n’était pas du tout leur mode de vie, au contraire: pour beaucoup la règle c’était, surtout pas de contraintes... Supporter cette contrainte des médicaments. Vraiment je les trouve courageux, je les admire.