Recherche de la définition d’une «non-situation» (pour qu’elle en devienne une) d’une étudiante en philosophie, étrangère, qui travaille dans une chaîne de cafés américaine.
Je pense à cela à plein de moments différents depuis quelque temps. On me dira peut-être que c’est la crise de la trentaine qui s’approche, car il ne faut pas se laisser séduire par l’image posée des mots, oui, j’ai 27 ans et je suis encore étudiante. Quand on est jeune tout est comme au «temps de passions» et on ne pense pas vraiment à ce que veut dire devenir adulte. Cette phrase a quelque chose d’un regret un peu trop facile et avant l’âge, mais il y a là-dedans une part de vérité aussi. Car «devenir adulte» est une chose difficile de nos jours… On nous dit tout le temps qu’il ne faut pas vieillir, qu’il faut profiter de la vie, mais aussi avoir des responsabilités et gagner de l’argent, qu’il faut se soucier de l’autre mais penser à notre bonheur personnel, qu’il est bien de savoir des choses mais qu’il faut être technique, que nous vivons dans l’avancée extraordinaire de la communication, mais que le monde est en crise… Surtout il faut réussir et pour cela il faut étudier… Dans ma «non-situation» ce qui me gêne le plus c’est de devenir vieille sans pour autant me satisfaire de mes acquis. Non, ce qui me gêne le plus c’est d’être obligée de faire un choix entre une réussite personnelle et l’insouciance.
Parcours
Je suis née et j’ai vécu toute ma vie à São Paulo, Brésil, qui est à la fois une des plus grandes puissances économiques du monde et un des pays où les inégalités sont les plus grandes. C’est peut-être dû à cela que l’inégalité m’a toujours pris la tête et que je me suis retrouvée à étudier les Relations Internationales; j’ai obtenu ma maîtrise en 2003. Alors, avec mon petit diplôme en main, je me suis vite rendu compte que même ayant une des meilleures situations qu’on puisse avoir dans un pays comme le mien, l’inégalité nous attrape toujours. Comme j’ai commencé à travailler à 18 ans dans une compagnie aérienne française à l’aéroport de São Paulo, et que je n’avais pas de contact spécifique dans le milieu, ni «d’expérience» (stages pas payés) en ce qui concerne les Relations Internationales, je me suis aperçue qu’il me serait très difficile d’un jour réussir à travailler à l’ONU. Donc, j’ai un peu réfléchi et la conclusion qui m’est venue était la suivante: si je fais ce qui me plaît au plus profond de moi, peut-être que je serais d’une plus grande utilité pour l’humanité. C’est ainsi que j’ai commencé à étudier la Philosophie. J’ai fait une demande dans une université française, qui m’a acceptée en première année; en ce moment je commence la troisième année. J’aurais un diplôme de philosophie à 27 ans et je suis déjà vieille… J’en ai eu un en Relations Internationales qui ne me sert à rien.
Gagne-pain
Comme il faut gagner un peu d’argent (qu’on ait 20 ou 27 ans), j’ai eu le droit de travailler avec mon visa étudiant, c’est-à-dire 20 heures par semaine à peu près, parce qu’en tant qu’étudiant étranger on ne peut pas travailler l’année entière avec un contrat de 20 heures. Je suis rentrée dans le monde de la restauration à plein pieds (et mains) mais sans la tête, elle n’y sert pas à grande chose… je fais la plonge, le café, mais je ne sers pas car c’est un fast food (même si on ne peut surtout pas l’appeler comme ça! Consigne du service marketing…). Je parle l’anglais et l’espagnol avec les clients, et ils sont maintes fois étonnés. L’étonnement des gens me dérange parce qu’il dénote une méprise envers moi, qui suis pourtant tout à fait comme eux. Au café, leurs consignes venues de je ne sais quel service haut placé formé de beaux diplômes d’administration me dérangent aussi. Ce qui me déplaît le plus c’est quand ils veulent qu’on soit heureux; une chose c’est d’être sympathique avec les clients, et cela je le suis… ils n’arrêtent pas de me dire que je travaille très bien… mais ils ne peuvent pas tout de même me contraindre à être contente! Ils n’ont pas encore acheté mon âme! «Happy face» qu’ils disent en rigolant… mais je ne trouve pas ça marrant.
Je crois au doute
C’est à la fac que je suis contente, la plupart du temps… Quand j’écoute et quand je lis, quand j’apprends. Les gens se sont souciés depuis toujours du sort de l’Humanité, de la vie, de l’existence. Je me sens réconfortée. Je pense que le doute est le meilleur atout de l’être humain; mais comme il est à la fois stimulant et dérangeant, on préfère parfois le laisser de côté. J’aimerais que l’on puisse douter plus, c’est comme ça que je crois que la société dans laquelle on vit en ce moment historique deviendrait plus humaine.
Alors maintenant?
Cela me chagrine de voir ce que les gens pensent de la Philosophie, son inutilité et que «sûrement je n’arrive pas à définir ma situation parce que j’ai fait les mauvais choix dans la vie»… Je songe parfois au fait que si j’avais fait une fac d’ingénieur comme mon cousin, je gagnerais plus d’argent que mon père en ce moment, et lui et la société seraient contents de moi. Et là je me dis «mais c’est encore possible, pas forcément de gagner autant d’argent (vraiment pas!), mais d’avoir un «boulot correct», en rentrant au Brésil j’aurai sûrement du travail avec un diplôme de la Sorbonne!»… Finalement, je me sens au bord de quelque chose, à un pas, je suis au point d’embrasser ma vie privée et mon «bonheur perso» et devenir adulte… Mais ce que je souhaite vivement c’est de ne pas avoir à m’enfoncer dans mes petits livres et «réussir ma petite vie» toute seule…