Mon métier c’est exposer. Une histoire, une collection, un morceau de territoire, un thème, même. Je m’occupe des contenus d’une exposition, on appelle ça la «muséographie», je suis muséographe.
Mais le nom de mon métier change sans cesse – à une époque je disais «muséologue». Que la dénomination ne soit pas fixée, fixe, précise, c’est le signe que ce métier est neuf, un siècle à peine. Il était, il est traditionnellement pratiqué par les conservateurs. Mais la muséographie n’est pas que l’affaire des conservateurs, ce changement a commencé avec les musées des ATP et les musées des sciences. Les conservateurs n’aiment généralement pas les muséographes. Lutte de classes.
Je ne sais pas pourquoi j’en suis venue à ça. Enfin je le sais un peu. À un moment, disons vers 20 ans, 22 ans, je suis allée dans des musées et des expositions, de mon propre gré, à Beaubourg par exemple, et j’ai trouvé incroyable, et incroyablement agréable, nécessaire, qu’il y ait des espaces comme ça, où on marche, on entend, on lit, on rit, on comprend, on est avec les autres, on parle, on regarde ensemble, je trouve qu’il n’y a rien de semblable, j’aime qu’il y ait des espaces de cette sorte, j’aime que des tableaux conservés depuis des centaines d’années nous puissions tous les voir. Cela m’a donné des espèces d’ivresse, de jubilation, cela m’en donne toujours, et j’ai envie de donner ça aux autres aussi, voilà ça vient de là. Quand je vais dans un muséum d’histoire naturelle, même le plus ancien, le plus oublié, je biche de voir ces animaux conservés par des générations et des générations successives, et qui sont là, tout est là, a été passé de mains en mains au long du temps, au long des années, avec cette même curiosité devant ce que la nature fabrique, cette joie à observer ça. C’est un plaisir physique, comment dire?, autant qu’intellectuel.
Récemment j’ai compris un peu mieux comment on pouvait comprendre ça. C’est passé par Michel Foucault. Il parlait des atopies: les cimetières, les bibliothèques, et les musées sont des atopies disait-il, des espaces à part, des atopies, des non-espaces. Pourtant on ne fait que travailler l’espace quand on fait des expos. Mais un espace différent des autres espaces, un espace spécial.
Il suffit de voir comme les corps et les visages des visiteurs dans une expo eux aussi sont différents. J’ai fait de la topologie, j’aime bien cette idée qu’on crée un espace, pas seulement physique, mais un espace mental, un espace d’émotions, d’apprentissage de découverte, sorti du temps. Un lapsus qui revient souvent chez moi: je confonds le mot musée et le mot cimetière. Je dis par exemple j’aime bien aller en Bretagne le 1er novembre parce que les musées sont fleuris. Ce qui rejoint les atopies de Foucault. Je cherche à faire une exposition sur l’histoire des cimetières.
Étudier. Je n’ai du coup, en faisant ce métier, jamais cessé d’être étudiante. J’ouvre des livres sans arrêt, comme des fenêtres sur le monde, je me plonge dans des machins que je ne connais pas. J’apprends, je lis beaucoup. Ce plaisir de la connaissance est très grand. Enfant on me reprochait d’être curieuse, c’était un péché.
Souffrance. Mon métier c’est ça aussi, beaucoup de souffrance. Il me fait beaucoup, beaucoup souffrir. Parce que ce dont je viens de parler est pris dans un merdier de communication, de commerce, de psychologie, d’audimat et compagnie.
Je souffre presque tout le temps quand je prépare une expo ou un musée, les moments de plaisir sont cachés, accidentels. Ce sont les moments où je découvre les univers, les savoirs, où je cherche comment les donner, les passer. Ce sont aussi les moments où avec d’autres, nous cherchons comment traduire, exprimer, où on cherche la forme, les formes: avec les architectes, qui s’occupent de l’espace, des volumes, des lumières (ce sont des scénographes, mot d’ailleurs emprunté au théâtre), avec des graphistes, avec les réalisateurs des films, des sons, des maquettes, avec tous ces métiers-là et d’autres encore. Ces moments de création sont, au bout du compte, brefs, rares, presque volés. J’ai sans arrêt envie d’arrêter ce métier.
Clients. Le potier ou la kinési ont des clients précis, à qui ils proposent de l’argent contre quelque chose qui a une matérialité. Pas moi. Mes vrais clients, ce sont les visiteurs et ce ne sont pas eux qui paient mon travail. Et c’est encore plus compliqué: il peut y avoir d’un côté ceux qui paient mon travail, une collectivité territoriale par exemple. Et d’un autre côté, d’autres interlocuteurs, ailleurs, qui sont des «clients» au sens où il faut que ce que je fais leur plaise, leur convienne, les responsables d’un musée dépendant de la collectivité. Ou même parfois, une institution passe commande, mais mes interlocuteurs, à qui mon travail doit aller, ne sont même pas dans cette institution directement, par exemple ce sont des scientifiques. Et presque toujours, je peux dire qu’il y a dans les situations de travail une lutte entre mes vrais clients, les visiteurs, et mes clients réels, ceux qui me paient. Ça se bataille car quelquefois, ceux-ci n’aiment pas ceux-là: les commanditaires de l’exposition, ceux qui me paient, ne se soucient pas forcément les visiteurs de l’exposition, ceux qui paient pour la visiter. Je me bataille car j’ai l’impression souvent que penser aux visiteurs me procure beaucoup d’ennuis avec mes clients réels, mes commanditaires. Parfois j’aurais envie d’avoir un commerce simple: d’être marchande.
Solitude. Je suis archi seule, et je dois l’être me semble-t-il, je ne m’en plains pas, quand je prends connaissance d’un sujet ou d’une collection et que je cherche et que je trouve comment faire avec. J’ai souvent peur de ce que je suis en train de faire. Cette même peur me fait beaucoup travailler, douter, hésiter, reprendre, etc. À la fois flipper et être excitée. Je suis seule dans bien d’autres moments, les moments où il faut défendre ceci et cela, ou lâcher ou pas sur telle ou telle chose. Et il y a aussi quand on fait des expos, de l’équipe, il y a plein de gens, avec d’autres métiers, d’autres soucis, d’autres manières d’être. J’aime ça, ça ouvre, ça donne de l’air. Mais ça m’exténue aussi parfois.
L’argent. Je ne peux jamais me faire payer pour tout le temps que je passe à travailler sur un projet. Comme si ce temps non payé était mon tribut au fait que je crée ces trucs si étranges, des musées. Je trouve que je devrais être financée par l’État pour faire ce que je fais. Ça a une utilité sociale, c’est pour ça aussi que je supporte plein de choses insupportables.