Je suis artiste et enseignant.
Enseignant dans une école d’architecture.
Artiste plasticien.
Mon temps de travail, si on ne parle que de celui-là, se partage entre ces deux pôles. J’enseigne depuis 1995. Et j’ai commencé comme artiste très tôt, l’année où je passais le bac, en 1981.
Mon prof d’arts plastiques au lycée, à Saint Raphaël, m’avait envoyé vers deux artistes, Raoul Hébréard et Josée Sicard, qui travaillaient dans l’atelier à côté du sien. Ils faisaient des choses avec des branchages, du verre brisé, ce genre de trucs. Je ne connaissais absolument pas ces formes d’art. Moi à l’époque, je voulais faire de la bande dessinée. J’ai trouvé ça étonnant; je leur ai montré mes dessins qu’ils ont critiqué sévèrement. Ce qu’ils disaient me semblait juste. Quand je suis revenu, après deux mois, avec d’autres travaux, ils m’ont dit, «on fait une exposition à Paris le mois prochain, si tu veux, tu montes avec nous.» Ça a commencé comme ça. C’était des gens extraordinaires. On s’est mis à travailler ensemble. On était tout le temps à l’atelier.
À l’atelier il y avait des livres. Je me souviens d’un livre d’Édouard Lucie-Smith, L’art d’aujourd’hui, dont certaines œuvres me fascinaient – la chaise de graisse de Beuys ... Pas mal de bouquins sur ce qu’ils regardaient à ce moment-là: l’Arte Povera, l’art conceptuel.
Ils avaient aussi beaucoup de disques. Ils m’ont fait écouter des trucs que je n’avais jamais entendus comme Steve Reich, Stockhausen, John Cage. Tout ça a changé du tout au tout ce que je faisais, et ce que j’avais envie de faire. Je suis devenu un boulimique de lecture, j’ai dévoré tout ce qui me tombait sous la main, de Dora Vallier, à Mc Luhan en passant par Lao Tseu.
Il y avait à côté de l’atelier un magasin de photo, le propriétaire venait tout juste d’acheter un photocopieur. Il était adorable, il nous laissait faire ce qu’on voulait avec la machine. C’est là que j’ai commencé avec la photocopie, à dégrader des photocopies, à changer les supports...
Voilà, pour le début. Une espèce de travail collectif, quotidien, dans un atelier à quatre : Josée, Raoul, Lionel Herpin et moi. J’y allais tous les jours. J’ai passé mon bac, je l’ai eu. Après, j’ai continué à travailler avec eux. Pendant deux ans.
Je ne voulais pas aller aux Beaux-Arts. Il y avait trop d’artistes. Je me suis inscrit en fac de sciences éco. Je n’y suis pas resté longtemps. J’ai gardé le statut d’étudiant qui était confortable et je suis revenu travailler à l’atelier. J’y allais tous les après-midi et on restait tard le soir. J’ai fait beaucoup de dessins, de photocopies. J’ai essayé tout ce que je pouvais. Je faisais des essais d’installations. Quand je les vois maintenant, c’est maladroit, naïf... mais j’ai appris beaucoup. J’ai beaucoup fait, beaucoup jeté. En atelier tu peux poser les choses. Tu les laisses accrochées quelques jours. Tu peux regarder, démonter, refaire... C’était très amusant, stimulant. On discutait beaucoup.
Et puis ça s’est arrêté.
Je suis parti à Montpellier et j’ai commencé des études d’architecture. Je trouvais qu’archi c’était plus intéressant qu’être aux Beaux-Arts. Cet espèce de truc oblique par rapport à l’art. Il y avait des questions d’espace que j’avais envie de comprendre. Il y avait le fait d’être un peu décalé, ce n’était pas déplaisant.
Je continuais à faire des expositions avec Josée et Raoul, on se voyait de temps en temps. Et puis à ce moment-là aussi, je commence à participer à pas mal de choses en réseau: fanzines, photocopies, chain letters. Je ne sais plus si c’est Christophe Pechanatz ou Eric Chabert qui me contacte à l’époque. Je reçois dans ma boîte aux lettres une espèce de chain letter sur un cahier où chacun fait quelque chose qu’il envoie à quelqu’un d’autre qui l’envoie à quelqu’un d’autre, etc. À l’époque, le monde de l’art contemporain et le monde des photocopies, des fanzines, ou des punkzines étaient assez éloignés.
La photocopieuse était un élément important pour faire des fanzines, des recueils de dessins, une espèce de pseudo catalogue de dessins aussi, ou de l’installation...
À partir de la troisième année d’études je bossais chez Jean-Luc Lauriol, un architecte que j’adore. J’ai travaillé chez lui quinze ans. J’étais ce qu’on appelle «mercenaire graphique» : je dessinais pour les archis. En free lance; essentiellement pour les concours. Depuis la mise en page, la perspective, jusqu’à l’habillage de coupes et de plans. À l’époque c’était des techniques à la main essentiellement. Et à la photocopieuse en ce qui me concerne. C’était pratique d’avoir une photocopieuse pour imiter des matières, avoir un graphisme un peu moins gnangnan.
J’ai continué l’art en même temps. Quand je suis parti de Saint Raphaël, je n’avais plus d’atelier. Il fallait que je trouve une pratique pas encombrante, où je n’aie pas à me dire, «non, j’ai pas le matos...». Alors j’ai eu, j’ai toujours, une pratique très économe en moyens et en espace. Je faisais énormément de dessins. Je dépassais rarement le 21×29,7. J’étais sous l’influence de Joseph Beuys. Des dessins matiéristes, abstraits, des espèces de diagrammes, des choses comme ça.
Il n’y avait pas grand-chose sur le papier en général. Un travail sur la matière, mais sur très peu de matière. Aussi sur la couleur du papier: même quand il est blanc, il n’est pas vraiment blanc. Il n’était pas rectangulaire non plus parce qu’il était toujours déchiré ou abimé. C’était des bouts de papier sans valeur. Ça n’en mettait pas plein la vue. Ce qui m’intéressait, c’était ce moment absolument magique quand on dessine, le moment où on commence à savoir vers quoi va le dessin, où il va falloir l’arrêter pour garder cette espèce de magie du dessin en train de se faire. On pourrait le continuer, l’améliorer, mais l’améliorer ce serait une façon de le finir. Je fuyais ça. Je passais mes journées à dessiner.
L’avantage des concours d’archi, c’est qu’on travaille intensément les weekends, les nuits, mais ça laisse beaucoup de temps. Pour moi le luxe c’est d’avoir du temps. Le reste n’est pas très utile, le plus utile c’est le temps. Donc je passais mes journées soit à me balader, soit à lire, soit à dessiner. Avec un rythme plutôt nocturne. Je dessinais une bonne partie de l’après-midi. Je ne mangeais jamais chez moi. Pas de frigo, pas de cuisine, rien. Je mangeais au resto U, dans des petits restaurants... Après je rentrais dessiner, puis je ressortais boire des verres, trainer en boîte, puis je re-rentrais chez moi dessiner. Ensuite je dormais. Ça a duré pas mal d’années. Des supers années.
J’ai toujours essayé de ne pas envisager la réception comme un problème. Ce n’est pas que je m’en fous. J’aime bien que les gens voient ce que je fais. J’aime bien montrer, discuter, voir ce que font les autres. Mais une des grandes satisfactions avec le dessin c’est d’avoir presque immédiatement un objet fini qui permet de passer à autre chose. Rien que ça, ça suffit largement. S’ils sont vus, tant mieux. S’ils ne sont pas vus, ce n’est pas grave. Ça ne prend pas beaucoup de place, on peut les garder, on les montrera plus tard.
La photocopieuse a vraiment changé pour moi l’idée de montrer. En 1996, les éditions Allia ont republié Potlatch la revue de Debord, Dahou et les autres. Le fac-similé à la fin m’a scotché. Ce truc recto/verso, dactylographié, ronéotypé en 50 exemplaires et donné à qui ne l’a pas demandé! J’ai trouvé ça génial. Je me suis dit, c’est ça qu’il faut faire. J’ai fait une petite revue qui s’appelait Architectures remarquables. Des photocopies de cartes postales d’architectures absolument ordinaires que je tirais à cinquante exemplaires, que je montais en petits livres avec une couverture, quatre pages à l’intérieur, et que je diffusais à cinquante abonnés: 25 amis que je connaissais très bien, et 25 personnes que je ne connaissais pas mais dont j’aimais ce qu’elles faisaient. Essentiellement des artistes ou des gens du milieu de l’art. Ça a duré un an et demi, tous les mois j’envoyais une revue à 50 abonnés, 80 à la fin. J’ai fait plein de rencontres. Des gens qui s’intéressaient au livre d’artistes, à l’art conceptuel, qui ont tout de suite réagi, qui ont trouvé ça bien. Ça m’a fait sortir de mon placard. C’était en 96.
A la même époque, j’ai publié un petit livre, Choses vues entre Bayonne et Montpellier, auto-édité, en photocopie: des descriptifs instantanés que je fais en général quand je suis dans le train. Ça continue toujours, il y en a un millier à peu près. Au début je faisais les choses à la main photocopie, scotch, je m’étais payé une machine à écrire IBM avec des jolis caractères. Choses vues, ça correspond à l’achat de mon premier ordinateur personnel, mon premier mac. Ça permettait d’avoir une espèce de fini qui faisait très professionnel, très livre. On pouvait avoir plusieurs polices, choisir des tailles de caractères : le luxe. Á partir de ce moment-là, j’ai moins montré mes dessins. Je suis passé au texte. Et puis il y a eu les photocopieurs lasers et on a enfin pu reproduire des photos de façon correcte.
À l’époque, je suis en indépendant. On est en 93. J’ai mon diplôme depuis trois ans, et je gagne ma vie en travaillant chez les archis. À côté de ça, je fais des bouquins. Tous les mois, je fais un recueil de dessins avec un jeune éditeur qui s’appelle Sébastien Morlighem. Il a une petite revue: Est-ce de l’art? Et il fait appel à moi et à Bruno Richard. Bruno Richard, c’est Elles sont de sortie, avec Pascal Doury. Des dessins extrêmement punk, extrêmement violents. À l’opposé de ce que je faisais. Un recueil tous les mois. Pas ensemble, chacun le sien. Ils sont déposés au Regard Moderne à Paris, et commencent à circuler.
C’est là que je comprends que les dessins à la photocopie s’ils sont retravaillés ensuite peuvent devenir qualitativement intéressants: je me retrouve avec deux dessins à la fin. Un en photocopie et un qu’on appelle l’original. Mais, il est clair que la photocopie est plus intéressante. Je commence à me dire que les originaux ça sert juste à faire des copies. Je tombe sur le texte de Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, et je me dis, c’est évident : une des façons de faire exister, circuler des dessins, c’est de faire des copies et de les donner. Les vendre ne sert à rien. C’est invendable. En plus, c’est chiant d’aller récupérer 3,50F chez les libraires... J’ai mes abonnés d’office. Je peux payer la production. Le plus cher ce sont les timbres !
Quand j’ai commencé à donner mes livres au lieu de les vendre, tout le monde m’a demandé : « pourquoi ? ». Alors je me suis renseigné sur l’histoire du don. J’ai lu Marcel Mauss. J’avais déjà lu les Situs, et Potlatch : cette histoire du don, je l’avais déjà rencontrée. Le fait de donner au lieu de vendre, c’est un questionnement radical sur la valeur. Qu’est-ce qui vaut et qu’est-ce qui ne vaut pas ?
Quand tu pratiques le dessin, tu n’as besoin de personne. Tu n’as pas besoin de place. Tu peux travailler où tu veux. Pour moi, l’histoire de gagner sa vie était réglée par mon travail chez les architectes. Serge III Oldenbourg, un artiste niçois que j’aimais bien, appelait ça l’auto-mécenat. Son auto-mécenat à lui c’était les chantiers. C’est une forme de liberté. J’ai des amis qui ont décidé de ne faire qu’« artiste », c’est compliqué. Quasiment aucun artiste ne vit de son travail. Ça crée toujours des situations où on est obligé d’accepter certains trucs qu’on n’a pas envie de faire. Par contre, à partir du moment où la question de l’argent n’entre pas en jeu, on peut dire oui ou non à qui on veut. Le problème ne se pose plus.
L’art sans argent c’est désarmant pour ceux qui pensent que l’art contemporain c’est de l’escroquerie. À partir du moment où tu dis: «c’est gratuit, c’est donné, je ne suis pas le seul, il y a plein d’artistes qui font comme moi», le soupçon de l’«arnaque» tombe et on peut enfin parler d’autre chose, d’art par exemple.
Au début, je fuyais les vernissages. J’allais voir les expos, mais je suis un mec timide, je préférais aller boire des coups et écouter de la musique que d’essayer de savoir qui il fallait connaître. Je n’ai jamais été isolé, il y avait toujours des copains, un réseau. Un minimum de retours ou d’encouragements, de gens pour me demander des trucs. Aujourd’hui, je suis toujours étonné des propositions que je reçois. Là par exemple, je travaille avec un jeune traducteur (David Puig), qui m’a contacté parce qu’il avait flashé sur L’inventaire des destructions. Il l’a traduit en espagnol, puis édité dans une collection de poésie. Pour moi c’est pas du tout de la poésie. Mais pourquoi pas? Ça ne me gêne pas! Il y a aussi une édition brésilienne de L’inventaire des destructions ou de Donner c’est donner, où je n’ai rien contrôlé du tout. Les objets produits sont juste magnifiques. Je n’aurais jamais fait ça seul. C’est une belle surprise. Des mauvaises surprises, jusqu’à présent je n’en ai pas eues.
Je ne sais pas ne pas travailler, ne pas produire. J’ai énormément de carnets qui sont dans un bordel incroyable. Je range peu, j’archive mal. Il y a des tas de travaux que je devrais avoir conservés et que je n’ai plus. Une fois j’ai photocopié entièrement mes carnets. Avec l’idée de les classer, mais je ne les ai jamais classés.
Je fais de plus en plus de choses à l’ordinateur. Je prends des notes avec mon téléphone. J’ai même un petit clavier annexe pour écrire confortablement. J’adore aussi dicter à mon téléphone. Là, dans mon sac, j’ai deux carnets. C’est idiot, parce que je ne vais pas savoir ce qu’il y aura sur l’un et sur l’autre. Je note n’importe quoi, n’importe quand. Je n’ai jamais un seul carnet en cours. Je reprends des carnets qui sont entamés et je les prolonge même si ça peut faire quatre ans que je ne les ai pas ouverts. Et en plus j’écris comme un chat. Personne ne peut me relire.
J’adore travailler dans le train. C’est un des meilleurs endroits. Je ne sais pas pourquoi, j’ai les idées particulièrement claires dans le train. Tu es tranquille, il y a du monde autour, c’est vivant, c’est parfait.
J’aime bien les choses pragmatiques en termes de travail. Ce qui a le plus changé ma façon de travailler, c’est l’outil lui-même. Le photocopieur. Et plus tard, l’ordinateur individuel et l’imprimante de bureau. Pendant quelques années j’avais deux bureaux dans mon bureau. Un pour l’ordinateur, l’imprimante, le scan. Et un autre pour dessiner. Et maintenant le bureau bordel à dessin n’y est plus. Quand je travaille, c’est soit sur un carnet parce que je ne suis pas chez moi, soit sur mon téléphone, soit sur l’ordi: le bureau c’est un ordinateur qui marche moyennement, une imprimante qui marche mal, un scanner qui ne marche plus. Mais j’arrive à m’en sortir. Et c’est une bibliothèque, une grosse bibliothèque. Qui est dans un bordel noir.
Par contre j’ai toujours beaucoup d’affection pour le matériel de papeterie, de reliure, les stylos. Je ne suis pas collectionneur. Mais j’aime avoir des papiers différents, j’aime le côté matériel du travail. Les livres que je fais, je ne les teste jamais à l’écran. Il faut absolument que j’imprime. Je gâche du papier : chaque fois que je fais une modification, je réimprime, je re-regarde, je re-façonne.
Je fais aussi des choses uniquement pour l’écran. J’ai plusieurs blogs, une trentaine de tumblr. J’adore les tumblr. Maintenant c’est devenu aussi con que le reste mais c’était génial à une époque. C’était vraiment un espace non censuré. Tu n’avais pas encore affaire à ce robot débile: j’ai posté des photos de terre qui ont été censurées, des monochromes censurés, c’est hallucinant! Tu peux faire une réclamation et là en général on te dit «ça va, tout est correct.» Mais ça en dit long sur l’état d’esprit du truc. Facebook j’ai arrêté. Instagram je m’en sers mais c’est le même propriétaire, d’où question...
Le premier truc que j’ai fait seulement pour l’ordi, ce sont des économiseurs d’écran. C’était assez marrant, un pdf tout simple. Une liste de capitales du monde dont je n’avais aucune image: «Pas d’image d’Abou Dabi, pas d’image de Douchanbé...», il y a beaucoup des capitales dont on n’a pas d’images ...
En ce moment je fais du suivi de mémoire. J’ai un étudiant génial (Dimitri Namri) qui fait un mémoire, extrêmement sérieux, sur les jeux vidéos. Sur le jeu: qu’est ce que c’est que jouer? comment on joue? Il met en évidence une différence que je n’avais jamais captée de façon aussi claire, entre game et play. Sur un jeu vidéo on game. Il y a des règles, on ne peut pas sortir du monde proposé. C’est compliqué de faire autre chose que ce qui est prévu. Alors que play c’est quand tu es dans un bac à sable, que tu joues dehors, quand tu fais ce que tu veux, ou rien du tout. Moi j’essaie de « player » et toutes les machines sont faites pour «gamer». Même photoshop c’est fait pour «gamer», pas pour t’amuser. Choisir entre jouer et s’amuser.
Je ne suis pas geek du tout. Je ne sais pas programmer. Je ne sais même pas remettre un ordinateur à jour. Je suis allergique à la technique. Même si j’en parle beaucoup. Je ne sais pas réparer, je ne sais pas coder. J’ai essayé, mais ça me saoule. Je n’y arrive pas, j’ai pas la tête à ça. Je suis beaucoup plus ludique, je suis sur le plaisir de faire. Un dessin ça se fait en six minutes. En six minutes on peut être content de ce qu’on a, alors s’il faut y passer trois ans...