Je n’ai pas toujours été directrice d’école d’art.
Il y a des directeurs qui ont été prof. Artistes, de moins en moins, il doit en rester un ou deux sur toute la France. Il y a des gens qui ont été directeurs d’autres structures artistiques, c’est mon cas.
Il y a des gens qui ont été dans les DRAC (direction régionale des affaires culturelles), des gens qui ont été dans la sphère de l’art contemporain sans forcément être dans une école. De plus en plus les directeurs viennent d’autres types d’établissements: postes à l’étranger, administration dans les villes. Aujourd’hui, les profils restent variés mais on a tendance à prendre soit des gens plus administratifs, soit des gens qui viennent de l’université.
Les compétences? C’est plus l’expérience qui compte que des compétences spécifiques.
C’était la sixième fois que je proposais ma candidature à la direction d’une école. Donc je voulais diriger une école d’art! J’avais postulé à des écoles petites, des grandes... c’est vraiment ce que je voulais faire. J’avais participé souvent à des jurys de diplômes, j’avais côtoyé beaucoup d’artistes enseignants, j’avais accueilli beaucoup d’étudiants en stage dans le centre d’art que je dirigeais. Donc j’avais beaucoup parlé des écoles. J’avais une idée assez précise de ce que c’était, même sans avoir une expérience concrète.
Au premier jury de diplôme que j’ai fait, j’ai été fascinée par ce qu’était une école d’art: la liberté.
C’était à l’école de Cergy Pontoise. Une très belle expérience. Il y avait trente candidats au DNSEP (Diplôme national supérieur d’expression plastique, qui sanctionne cinq années d’études). Les entretiens ont duré toute la semaine. Je me suis très bien entendue avec les autres membres du jury: – des enseignants et un directeur d’école d’art. Nous avons vu trente étudiants dont Erwan Bouroullec, Latifa Echakhch qui a eu récemment le prix Marcel Duchamp. J’étais fascinée.
Et là je me suis dit, c’est ça que je veux faire. Ça a été immédiat. Avant j’étais beaucoup dans la diffusion, l’aide à la création, l’accompagnement des artistes. Quand on dirige un centre d’art, on est toujours exposé aux jugements du public, aux jugements du milieu de l’art: quelle programmation on met en œuvre, quels artistes on choisit... quelles œuvres on choisit, comment on fait l’exposition...: on est toujours jugé. De la liberté, on n’en a pas tant que cela. On agit dans le cadre de l’exposition – et c’est un cadre assez strict, finalement.
Ce qui me plaît dans une école d’art, c’est que les étudiants sont en apprentissage, ils ont le droit de se tromper, d’essayer, d’expérimenter. Ils peuvent rater, ce n’est pas grave. Et ça, ça me plaît beaucoup.
Dans un Centre d’art, il arrive qu’on se trompe, cela arrive à tout le monde de faire des mauvaises expositions, de se tromper sur le choix des œuvres. Mais quand c’est le cas, on ne vous le pardonne pas. Sans qu’on vous le dise explicitement, mais on sent les jugements, la «dépréciation». Cela peut se comprendre, mais j’ai travaillé dans ce cadre pendant vingt ans – et ça a fini par me peser.
L’École d’art, je l’ai sentie comme un terrain de liberté extraordinaire. C’est curieux parce que c’est en même temps plus compliqué – beaucoup plus d’enquiquinements quotidiens! Mais il me semble qu’on y subit moins de pressions. Parce que justement on a droit à l’erreur dans le travail lui-même. Cela fait partie du programme!
On vous demande des comptes sur la gestion, sur l’administration, les résultats aux diplômes, les effectifs... Mais sur ce qu’on fait véritablement dans l’école, on est libres. C’est important évidemment, que nos étudiants fassent un bon travail, qu’ils puissent ensuite s’insérer dans la société, que certains puissent devenir artistes. C’est important mais ce sont des visées à long terme. Alors que quand tu diriges un Centre d’art, l’exposition c’est l’immédiat. Tu fais le vernissage, tu as les retours aussitôt...
Diriger une école d’art s’inscrit dans un paradoxe qui se traduit dans tous les aspects du métier: faire en sorte que les étudiants, à la fin de leurs études, soient le plus autonomes, le plus libre possible dans leur rapport au monde, et en même temps, qu’ils puissent trouver une place dans l’espace social. Permettre tous les possibles au sein de l’école et en même temps, faire respecter les règles multiples qui régissent un établissement public.
Je n’avais jamais dirigé une équipe aussi importante. Même si c’est une petite école, il y a 40 personnes. 40 personnes, plus les étudiants, 165 cette année... plus les élèves des cours publics, enfants, adolescents, adultes: à peu près 500 personnes inscrites. C’est beaucoup de monde, mine de rien.
Mon travail consiste avant tout, à partir des «ingrédients» que sont, les enseignants, les moyens matériels, techniques, technologiques et financiers de l’école, à construire un programme pédagogique sur 5 ans qui va répondre à la mission d’une école d’art avec exigence et souplesse. C’est la direction qui doit poser les exigences, donner le cadre, les objectifs, les règles, faire en sorte que l’on applique bien les textes réglementaires concernant l’enseignement et les diplômes, mais aussi les règles d’hygiène et de sécurité, le droit du travail, le droit d’auteur, le règlement intérieur de l’établissement, et tout ce qui a été défini par le conseil d’administration et les diverses instances de l’établissement.
Diriger une école d’art, c’est mener un projet avec les autres. C’est du travail collectif. Les profs savent ce qu’ils ont à faire, l’administration sait ce qu’elle a à faire, on fonctionne selon un rythme scolaire, annuel. Je suis arrivée un peu après le début de l’année scolaire, tout était lancé, j’avais en face de moi une équipe de profs expérimentés. Cela m’a permis d’avoir une année d’observation. J’ai pu voir ce qui marchait, ce qui me semblait pouvoir être amélioré ou modifié. Ce qui m’a d’abord frappé c’était le côté très individualiste des enseignants, qui, à quelques exceptions près, travaillaient chacun dans leur coin. Avec des projets qui pouvaient avoir des rapports entre eux sans que les enseignants le voient. C’est là-dessus que j’ai essayé de travailler.
Je n’aime pas du tout la routine; j’aime que les choses changent. Il ne faut pas changer pour changer, mais il y a toujours des choses à améliorer. Dans une école on peut, on doit, avoir un regard critique et autocritique sur ce qu’on fait.
Je trouve que cela se passe plutôt bien, entre les profs et avec moi. On est assez à l’aise pour se dire, ça, ça marche, ça, ça ne marche pas. On réfléchit ensemble. C’est vrai qu’au départ ce n’était pas le cas. Une grande partie de l’équipe avait une longue expérience et pensait qu’il n’y avait pas de raison de changer. Pas mal de gens qui étaient en fin de carrière, qui n’avaient pas envie de modifier leurs habitudes, qui voulaient garder leurs emplois du temps...
Les choses ont glissé petit à petit parce que l’équipe s’est renouvelée. Il y a eu des départs, des remplacements, des arrivées successives qui ont permis de faire bouger.
J’essaie de ne rien forcer – quand on force cela ne marche pas. Je ne cherche pas à emmener mon école ici ou là.
L’endroit où on est, c’est important. Les villes ne se ressemblent pas forcément. Ici c’est une ville de 70 000 habitants, éloignée des grands centres. L’école a une seule option: l’option art (alors que d’autres écoles peuvent avoir des options design, communication). Il y a des choses possibles, d’autres pas. Le projet découle des circonstances, on ne peut pas donner une direction comme ça de but en blanc, juste en partant des idées qu’on aurait. Le projet se modèle en fonction de tout ce qu’il y a déjà dans l’école. Tous les directeurs ne sont peut-être pas sur ma position. Mais c’est ce à quoi je crois, je ne vois pas comment faire autrement. C’est une chance et une difficulté.
Je suis là depuis 7 ans. Je suis arrivée au tout début de la réforme de l’enseignement supérieur européen dans les écoles d’art. Donc j’ai tout suivi: l’évaluation de l’Aeres (agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur), le changement de statut de l’établissement municipal en établissement public de coopération culturelle (EPCC), les regroupements des Écoles d’art de la région en un seul établissement... Cela a été de gros chantiers. Beaucoup de nouveaux ingrédients sont arrivés dans la marmite.
Qui prenaient plutôt l’allure de contraintes. Il avait aussi des côtés positifs: c’est toujours intéressant de se poser des questions, de remettre en cause. Cela oblige à se repositionner ce genre de contraintes qui arrivent de l’extérieur, avec de nouvelles recommandations, de nouvelles normes. Prendre les choses comme elles sont et essayer de voir comment on les articule avec les nouvelles contraintes tout en préservant ce qui fait la spécificité des écoles d’art, cette liberté qu’il faut à tout prix maintenir et qui m’a plu dès le départ.
Prendre ce qui est positif. Comme l’introduction du mémoire à rédiger en fin d’études. On ne le soupçonnait pas forcément au départ mais c’est un élément très positif pour les étudiants. J’ai commencé par être réticente, or, c’est un gros travail mais qui a beaucoup d’avantages, c’est productif pour les étudiants, cela les fait écrire, réfléchir à ce qu’ils font, à ce qu’ils cherchent. Donc, les contraintes? On essaie de trouver des biais pour être dans les normes, puisqu’on est dans un système auquel on est obligé d’adhérer si on veut rester dans le réseau. Adopter ce système tout en étant inventif, l’important est de faire quelque chose d’intéressant, de trouver comment adapter, minimiser, contourner les contraintes qu’on n’a pas choisies.
La question de l’autorité est bien sûr centrale dans ce genre de fonction; tout le monde attend de moi que je fasse preuve d’autorité vis-à-vis des étudiants, de l’ensemble du personnel, vis-à-vis aussi des partenaires, des décideurs: montrer que je sais où je mène l’école, que je connais les enjeux, que je sais prendre les bonnes décisions, que je peux si besoin imposer mes points de vue, donner des directives. Je dois être en capacité de contrarier les personnes qui sont sous ma responsabilité s’il le faut.
Il y a mille et une façons d’exercer l’autorité; je ne cerne pas très bien quelle est la mienne, sans doute d’autres personnes pourraient plus facilement décrire comment je l’exerce (ou pas!). Je sais que je ne dégage pas naturellement une impression d’autorité, et je ne peux pas dire que j’aime faire preuve d’autorité, c’est sans doute un des aspects de mon travail qui me pèse le plus.
C’est pourquoi je fais en sorte d’avoir le moins possible l’occasion d’exercer cette autorité frontalement. Je cherche d’abord à faire en sorte de convaincre mes interlocuteurs du bien-fondé de mes idées, de mes propositions, à les amener à aller dans le sens que je souhaite. Dans bien des cas une décision est prise après de nombreux échanges, consultations, elle est portée collectivement. Mon idée de départ peut se modifier au fil de ces échanges, et cela ne me pose aucun problème, au contraire. Il arrive cependant que je doive, vis-à-vis d’une personne, faire preuve d’autorité pour recentrer le travail, réagir à des attitudes qui ne sont pas adaptées. Je prends alors le temps de bien préparer l’entretien, de maîtriser mon argumentation, et de préparer les mots pour être ferme sans blesser. J’essaie en effet d’exercer cette autorité sans «surplomber» l’autre, le rapport reste d’individu à individu. Je ne me considère pas au-dessus, mais plutôt au milieu, le rouage central qui fait tourner la machine.
J’ai souvent l’impression d’être un rempart entre l’école et les contraintes et lourdeurs réglementaires qui fleurissent abondamment dans notre système juridique et administratif français. Mon rôle est de faire en sorte de conserver une liberté maximum, une possibilité d’action immédiate, réactive aux mouvements et aux initiatives qui adviennent: permettre l’inattendu, les surprises, les initiatives de toute sorte.
Dans une école d’art, on invente aussi de la pédagogie, on invente des façons de travailler, et ça, il faut le préserver. Chaque enseignant est artiste ou théoricien, chacun a une approche singulière, il faut faire avec ça – que chacun puisse travailler en paix, dans le sens où il entend le faire.
Il y a des aspects pénibles mais je trouve intéressant d’être à la croisée de plein de choses: ce qui se passe à l’école, ce qui se passe à l’extérieur, les questions de fond qu’est la place des écoles dans l’espace social d’une ville, dans l’espace d’un pays, dans la vie culturelle, les écoles d’art au niveau européen. Devant un statut qui nous a été imposé et qui n’est pas fait pour les écoles d’art, devoir se poser les questions d’ordre politique que soulèvent les élus, s’inscrire dans une politique culturelle locale. J’aime être au milieu des choses et essayer de trouver comment les articuler. Comprendre comment l’école peut se servir de tout ce qu’il y a dans le système pour faire quelque chose d’intéressant.
Un directeur s’occupe beaucoup de relations entre les personnes, relations de travail, mais aussi souvent relations interpersonnelles qui dépassent largement des questions purement professionnelles.
La caractéristique d’une école d’art est qu’on travaille avec des gens qui ont des personnalités fortes, que ce soient les enseignants, les étudiants, mais aussi les équipes techniques et administratives. Ce sont des multitudes d’ego plus ou moins envahissants. Et des gens aussi qui peuvent être fragiles. Surtout chez les étudiants qui travaillent sur leur singularité – ils doivent travailler à la fois avec ce qu’ils sont et avec le monde dans lequel ils sont. Et donc ils ont parfois tendance à se regarder le nombril! Quelquefois c’est délicat de trouver les compatibilités entre tout ce monde là, de fluidifier, de mettre de l’huile... L’attention forte portée à la personnalité des étudiants parfois déteint sur les équipes, qui peuvent avoir tendance à mélanger problèmes professionnels et problèmes personnels. Il y a des moments où j’ai l’impression de gérer en même temps 40 névroses, sans compter les étudiants, et que mon rôle consiste à faire en sorte que ces névroses se neutralisent, ou se complètent pour que le travail avance, et que l’année scolaire se déroule au mieux.
Parfois il y a des clashs que je n’avais pas vus venir. Je pensais que ça se passait bien... En fait ça ne va jamais bien. Mais ça ne va jamais très mal non plus! On redresse la barre, et ça repart jusqu’à la fois suivante!
Il n’y a pas de recette. L’expérience. Il existe des formations «gérer les conflits» – je n’en ai jamais fait. Spécifiquement pour les écoles d’art, je crois qu’il n’y a pas de formation possible!
Je ne me plains pas, je trouve que dans cette école ça va. Toutes les écoles d’art traversent des conflits. Il y a toujours des personnalités plus difficiles que d’autres, avec qui il faut composer. Quelquefois ça me fatigue, j’ai envie d’envoyer tout le monde paître...
Il y a aussi une espèce d’entraînement. C’est un organe vivant l’école. Il y a des périodes où on se dit mais qu’est-ce qu’ils ont ces étudiants? On les trouve mous... il y a des phases, c’est comme un corps.
Il faut trouver les bonnes associations au bon moment, rester vigilant sur les équilibres, les frustrations, les jalousies; faire en sorte que chaque individu qui compose l’équipe professionnelle se sente à sa place, valorisé, content de venir travailler, et donne le meilleur de ses capacités. Cet équilibre est toujours fragile; ce que l’on croit réglé ne l’est jamais, ou seulement temporairement. Si l’on laisse un peu de côté certaines personnes ou une catégorie professionnelle, pensant que tout va bien, il est quasiment certain qu’une crise va surgir, que l’on n’attendait pas.
Tout cela prend beaucoup de place dans le travail de direction, et il faut veiller à ne pas perdre de vue les objectifs et les missions essentielles: faire en sorte que l’enseignement dispensé dans l’école soit cohérent, riche, complet, qu’il permette aux jeunes gens qui sont étudiants de devenir des adultes conscients, responsables, autonomes, en capacité de trouver leur place dans la vie, de préférence dans le domaine des arts et de la culture.
Il y a chez les enseignants des positions différentes, voire contraires, mais je trouve qu’elles sont toutes importantes dans une école. Je suis proche de certains, ce sont presque des amis, c’est un peu obligatoire, je ne peux pas rester toute seule dans mon coin tout le temps! Mais sur les positionnements, sur la pédagogie, sur l’art, tout ce qui est mis en jeu dans l’école m’intéresse. Je pense qu’il est important qu’il y ait de la contradiction, des pôles différents. Il faut que les étudiants aient accès à cette variété qui va de l’artiste très connu sur le marché de l’art, à celui qui fait quelque chose de discret, de singulier qui passe par d’autres réseaux. Il faut que les étudiants aient toutes les facettes des possibilités d’être, que chacun s’y retrouve en fonction de ce qu’il est. Qu’on puisse accompagner les ambitieux qui veulent réussir dans le milieu de l’art. Et ceux qui ont envie d’avoir un autre type de parcours, qu’on puisse les accompagner d’une autre manière...
La difficulté est que tous les jours on est sur le pont. C’est difficile de prendre du recul. Cela se fait quand je me déplace. Je me déplace beaucoup: pour les réunions de l’EPCC; je vais à Paris souvent car je fais partie de l’association des écoles d’art. Mes trajets me servent à réfléchir. La pensée flottante quand on est dans un train ou en voiture, c’est là que les choses se décantent, que les idées émergent. Ça fait quand même un moment que je travaille et je sais que les idées arrivent quand elles doivent arriver. Ce n’est pas en étant à son bureau devant une feuille blanche que le projet génial va jaillir. Cela n’arrive jamais.
C’est rare que je ne pense plus du tout à l’école. Cela m’arrive de faire des breaks. Mais je pense beaucoup à l’école. Directeur d’une école d’art, on est seul.
Je n’ai pas de directeur des études. Dans certaines écoles cela existe. Dans mes postes précédents, j’avais des collaborateurs très proches, on était tout le temps en train de discuter, d’évaluer ce qu’on faisait, les idées venaient très vite. J’aime avoir des interlocuteurs, dans cette relation un peu de ping pong. Dans l’école je l’ai dans la mesure où je discute avec un peu tout le monde mais ce n’est pas la même chose. Je suis quand même toute seule au bout du compte. Ce serait très bien d’être deux si on avait les moyens. Un ou une adjointe avec qui avoir une vraie complicité. Après c’est vrai que ça fait une espèce de sas, cela ajoute un échelon. Les discussions que j’ai avec les uns et les autres, soit en petit groupe, soit individuellement, soit dans les réunions, c’est bien de les avoir sans intermédiaire...
Mon temps se passe aussi beaucoup dans des réunions. Elles sont souvent ennuyeuses, peu efficaces, on y côtoie souvent des personnes (le plus souvent des hommes) qui se plaisent à envahir l’espace et le temps par leur parole, sans se préoccuper de savoir si les autres ont des choses à dire.
Au niveau de l’établissement, on se réunit une fois par mois. On parle des problèmes courants: budgets, ressources humaines partenariats. C’est une situation particulière car on est dans le même établissement mais, entre sites, on est aussi en concurrence... on ne devrait pas mais on l’est! On n’arrive pas à avoir une vraie complémentarité. Et quand je ne suis pas d’accord avec la méthode des autres, je ne peux pas forcément le dire...
C’est différent dans les réunions au niveau national. C’est important de discuter avec d’autres directeurs. Les écoles de la taille de celle que je dirige se ressemblent. Après, chacun a sa manière de diriger. Chacun trouve ses outils, ses moyens, ses méthodes. C’est bien de voir comment les autres s’y prennent. Il y a des écoles de toutes tailles, dans des régions sans rapport les unes avec les autres, on est là pour réfléchir à la situation des écoles d’art en général et on ne se pose pas du tout en concurrence. C’est vraiment ce qui m’apporte le plus dans la réflexion.
Moi mon ambition c’est de faire un travail qui m’intéresse. Après, les questions de «je veux être le meilleur...», j’y suis assez insensible. Le complexe de la France de ne pas avoir assez d’artistes internationaux, je ne le partage pas. La communication, ça me gave. Je ne suis pas bonne en communication parce que ça ne m’intéresse pas du tout. En même temps, c’est un passage obligé, je me force. Pour nos financeurs, pour nos étudiants aussi. Que notre école soit connue comme une bonne école, c’est important. Il faut trouver les moyens... Je trouve que la meilleure communication possible c’est le bouche-à-oreille. Et pour mon école ça marche plutôt bien. Mais je sais que je ne peux pas me contenter de ça.
Ce qui m’embête en ce moment c’est que, vu que nous avons de plus en plus de candidats, on va être obligés d’être plus sélectifs. C’est un problème. Moi ce qui me plaît, c’est de voir le parcours d’un étudiant quel qu’il soit de la 1re à la 5e année, voir comment il évolue, il mûrît. On mesure qu’on sert à quelque chose! Et ça c’est merveilleux, c’est la grande récompense de tous les emmerdements que je peux avoir – quand je vois en 5e année des gens qui sortent plus solides sur leurs pattes.
J’aimerais connaître mieux les étudiants. C’est ce qui m’a fasciné en arrivant, côtoyer des jeunes gens que je côtoyais très peu avant. J’ai essayé d’être aux évaluations, de connaître leur travail, leurs prénoms. Depuis la création de l’EPCC, j’ai moins de temps pour être en prise directe avec les étudiants. Mais j’ai quand même pris depuis deux ans un engagement avec les 1res années pour les voir tous les quinze jours, leur parler du milieu professionnel, essayer de les accompagner dans le début de leurs études. Et je crois que je vais essayer dans les années qui viennent d’être le plus possible dans l’école, car c’est quand même cela qui m’intéresse: suivre de plus près leur travail.
Ma porte est ouverte aux étudiants. J’essaie de les voir. Quand un prof me dit, il y a tel problème avec tel étudiant, je le vois dans mon bureau.
En terminale, à 17 ans, j’ai lu Libres enfants de Summerhill de Alexandre S. Neill – j’avais été enthousiasmée. Je crois que quelque part, cela m’est resté, que je conserve cette utopie en tête.
Moi j’aimerais qu’on soit encore plus expérimentaux, qu’on puisse casser complètement l’organisation de l’année par exemple... Si on avait une complète liberté on pourrait inventer encore plus les manières de faire. Mon modèle est du côté de la psychiatrie, de la psychanalyse plutôt. Je suis en train, après avoir vu le documentaire, de lire à ciel ouvert, de Mariana Otero – avec l’équipe du centre médico-pédagogique du Courtil en Belgique. Ce centre accueille des enfants psychotiques ou autistes. Leur manière de travailler est formidable: essayer de trouver une façon de faire adaptée à chacun, c’est de la psychanalyse appliquée, mise en œuvre dans la façon d’accompagner les enfants.
J’irais plutôt vers ce genre de modèle. La position de faire émerger ce qui vient de l’individu, de travailler à partir de ce qu’il est, de considérer qu’il sait déjà des choses, que chacun a son propre fonctionnement. Évidemment notre public n’est pas le même. Mais une telle attitude donne à réfléchir...
La question de la pédagogie m’a toujours préoccupée. Avant j’ai beaucoup travaillé sur la médiation, la transmission de l’art contemporain auprès du public. J’ai été au fin fond de la campagne faire des conférences, j’ai fait intervenir des artistes dans des écoles. Ce qui m’intéresse c’est: dans des territoires éloignés des centres artistiques, loin des villes, comment donner accès à l’art sans prosélytisme? En laissant les gens libres par rapport à l’œuvre, à l’artiste, libres d’aimer ou de ne pas aimer, libres d’être contre mais en ayant pris connaissance... Cela m’importe depuis toujours. Avant même mes études. Mes parents m’emmenaient beaucoup visiter... J’ai suivi des cours d’arts plastiques au lycée mais j’ai toujours été plus dans le regard sur l’art que dans la pratique. Je ne suis pas non plus une chercheuse en histoire de l’art. Je n’ai pas fait d’études très longues. Pour moi l’art est plus un moyen qu’une fin. J’aime visiter des expositions, j’aime rencontrer des œuvres, des artistes (enfin, je suis de plus en plus difficile, il y a de moins en moins de choses qui m’intéressent!). Pour moi l’art est un moyen de penser le monde autrement, c’est un outil à penser. Son approche doit être simple, naturelle, ouverte. Comment, à partir d’une œuvre, avoir une approche sensible, politique, sociale, différente – faire que cela ouvre, que ça ouvre les horizons. C’est pour moi le plus important.
J’ai des doutes, bien sûr. J’ai des doutes sur l’avenir des étudiants. Quand ils sortent c’est difficile. Est-ce qu’on n’a pas trop d’écoles pour des perspectives quand même compliquées? Ça m’arrive de me dire, ceux qui pensent qu’il faut seulement sept ou huit écoles d’art en France ont peut-être raison. Mais en réalité, je suis convaincue que même si certains étudiants font complètement autre chose à la sortie, il leur reste quelque chose de singulier, ils ont forcément une position différente de celle que leur donnerait une formation plus classique. C’est important d’irriguer la société par des gens qui sont passés par une école d’art, qui ont été incités à faire et à penser autrement.
Parfois je me dis, on ne leur apprend pas assez..., on manque peut-être de rigueur. J’ai des doutes en permanence. Je ne sais pas comment on peut avoir des certitudes. C’est un métier où on est toujours dans le questionnement. Il y a des failles – le fait d’être toujours entre la rigueur et la liberté. On est dans un système où il y a des critères qui régissent nos études, on a des crédits à attribuer aux étudiants, on a des évaluations, on est évalués nous-mêmes.
Tout est lié. Aucune journée ne ressemble à une autre. La seule chose à peu près stable c’est la réunion le lundi matin avec l’équipe administrative et technique ou on décide ce qu’il y a à faire au quotidien, des projets à mener dans la semaine, on anticipe les complications, si on a un workshop est-ce qu’on a bien fait les commandes qu’il faut..., est-ce que le contrat avec l’intervenant est prêt... Puis au gré des besoins, je vois mes collaboratrices, je travaille avec la responsable de l’administration, c’est important de savoir de quoi on parle. Je vois le chef des services techniques, les profs, les coordinateurs.
Les locaux. Il y a cette grosse question d’hygiène et sécurité. Je suis arrivée quand la ville était en train de mettre des normes, des cadres. C’est vrai que dans l’école tout le monde fait un peu ce qu’il veut dans un bâtiment peu adapté... J’ai été prise à froid là-dessus. J’avais la mairie sur le dos à propos des règles de sécurité. Devoir appliquer des choses inapplicables... Depuis qu’on est passés en EPCC, il y a un statu quo. Mais c’est tout de même moi qui suis responsable. La configuration de l’école est contraire aux normes de sécurité. On doit agrandir, transformer, tout reprendre. Le choix n’est pas encore fait de savoir si on construit ou si on transforme. Ce sont des choix politiques. J’ai de bonnes relations avec les élus, avec les services. En sept ans j’ai acquis une position, on m’écoute.
L’école est un îlot dans la ville. Mais qui a quand même pas mal d’ancrage, on n’est pas hors sol. La présence de l’école et des étudiants dans la ville est visible, passe aussi par les cours périscolaires.
Je pense que les habitants sont attachés à l’existence de cette école, elle fait partie du paysage. Bien sûr il y a des tas de gens qui ignorent son existence, mais les gens qui sont attachés à la culture au moins la connaissent. Ils aiment bien venir quand il y a un vernissage voir ce qu’on fait...
J’aime beaucoup mon métier, je n’ai pas l’impression d’en avoir fait le tour. Il y a des moments de lassitude, du fait de diriger des gens. Tu te dis, pourquoi? Pourquoi dire à des gens de faire ci ou ça?
Si j’avais la possibilité de prendre une année à faire autre chose, ce serait bien. Mais ce n’est malheureusement pas prévu. Je prendrais bien une année pour m’occuper d’une mission particulière, la mise en place de quelque chose, où tout d’un coup je suis déchargée de la direction d’équipe. Pour y revenir après. Ou pas, d’ailleurs. Parce que c’est quand même un poids, la responsabilité.
Là en ce moment je me pose la question: j’ai postulé récemment à des postes plus importants, que je n’ai pas eus. Mais cela ne me fait plus rêver comme cela m’a fait rêver il y a quelque temps. C’était un challenge. Je me disais, j’ai encore une dizaine d’années à faire. Tenter une nouvelle chose, me donner un défi, me confronter à une nouvelle situation, plus difficile. Et puis finalement je n’ai pas eu ces postes et je me sens détendue, plus libre. D’autres options peuvent se présenter à moi. Rester là. Regarder vers autre chose?
Je n’ai plus d’enfant à charge, du coup l’argent a moins d’importance. Je pourrais très bien gagner moins d’argent. Peut-être que je ne vais pas bouger. Mais je me sens avoir plus le choix qu’avant.
Au moment où j’ai postulé, je me disais, il y a quand même ici une certaine usure, je connais trop les gens, ils me connaissent trop. Certaines choses sont actées, je ne peux plus changer de position ou d’option avec certaines personnes, je ne peux pas revenir en arrière. Je me disais ça fera du bien à l’école aussi si les choses se déplaçaient, changer d’interlocuteurs... On voit bien les directeurs qui restent 20 ans, 22 ans, ça se sclérose. Après je ne veux pas partir pour partir. La manière dont les choses vont évoluer va peut-être me donner des opportunités.
Ce qui me pèse par moment c’est le côté familial de l’école. Je suis la maman! Dans cette école l’affect joue beaucoup. Moi aussi je peux me laisser envahir. J’aime bien les gens, je ne suis pas de glace. Ce n’est pas tout le temps, mais il y a des moments où tout le monde amène son paquet de pathos et c’est étouffant.
Le directeur d’une école plus grande me disait, ici il y a le directeur des études, c’est lui qui se coltine ça, moi je suis beaucoup à l’extérieur... Après, cela ne me plairait pas d’être tout le temps à l’extérieur et d’être uniquement dans la représentation auprès des élus, des partenaires officiels... C’est la partie que j’aime le moins. Dans une grande école, tu es dans la représentation, la construction du projet, la négociation. Il faut essayer que les gens laissent leurs problèmes personnels en dehors de l’école.
Ce côté grande famille c’est ce qui fait le charme de l’école aussi...