J’exerce une curieuse profession, dont je serais bien incapable de donner le nom. Elle a un côté chic, puisque je suis propriétaire de trois appartements et, en quelque sorte, un rentier. Elle a aussi sa face moins reluisante puisque, dans les faits, je suis principalement homme de ménage.
Laissez-moi vous expliquer:
il y a de cela plus de 30 ans désormais, j’ai monté ma S.a.r.l. (que j’ai alors pompeusement nommée PbSoft par association de mes initiales et du mot générique Soft que je trouvais – déjà! – très chic) . Après quelques tâtonnements, j’ai enfin percé avec un logiciel de gestion pour vidéoclubs qui a connu son heure de gloire dans les années 90/2000.
Je pris un salarié, travaillais 7 jours, et autour de 70 heures, par semaine. L’argent rentrait. Je n’avais plus de vie de famille. Je faisais alors principalement de la maintenance de mon propre logiciel à distance, par connexion adsl, dans les magasins ou sur les distributeurs automatiques qui eurent, eux aussi, leur heure de gloire et que mon logiciel faisait fonctionner.
Curieusement, je travaillais chez moi, j’étais mon propre patron comme j’en avais toujours rêvé, mais je n’avais plus aucune vie. Mes clients, pour la plupart de petits commerçants stressés pour lesquels un distributeur vidéo en panne un dimanche représentait une catastrophe financière, m’appelaient le soir de Noël ou à midi les dimanches. Bref, tout le temps.
(je développais souvent la nuit et vendais le jour et je n’invente pas! Mes amis fonctionnaires ne pouvaient même pas imaginer…)
Pour mes amis, j’étais le comique dont le téléphone sonne en plein repas du Nouvel An et qui s’excuse en s’isolant sur le balcon pour dépanner un client à Rodez.
Ce préambule pour expliquer que la disparition progressive des vidéoclubs et des distributeurs automatiques, due principalement à l’arrivée d’Internet et qui condamnait pourtant à courte échéance mon propre métier, m’apparut comme un signe paradoxalement favorable et positif.
Il fallait que je change!
J’ai donc gardé ma S.a.r.l. avec son nom pompeux et désormais caduque, et je me suis reconverti dans la «location de courte ou moyenne durée d’appartements meublés».
J’ai acheté 3 appartements, je les ai gagnés en partie par mon travail, ces 20 années de maintenance et de développement informatique.
Je savais que ce nouveau métier n’était possible qu’à partir de 3 appartements. Le premier je l’ai payé moi-même, le second je l’ai acheté à crédit et le troisième, ma famille m’a aidé en vendant un studio à Paris.
Je ne suis donc pas tout à fait aussi «indépendant et self made» que je l’aurais sans doute voulu.
Il a fallu à chaque fois entièrement refaire les appartements, poser des carrelages, du parquet, les meubler, les équiper.
Un aménagement fonctionnel, beaucoup d’Ikea.
Nous avons toutefois rajouté des gravures de l’atelier de gravure auquel participe ma femme. L’objectif est que le plus grand nombre puisse s’y sentir bien. J’ai opté pour un cadre pas trop chargé – souvenir de mes propres locations ailleurs qui étaient parfois un peu indigestes dans leur décoration.
Tout le monde a désormais entendu parler d’Airbnb. Mais il y a en fait plein d’autres sites dont curieusement personne ne parle.
Je suis inscrit sur 5 plateformes différentes.
Tout est déclaré. Je paye un pourcentage au site qui m’a procuré la location. Plus précisément, c’est le site qui encaisse, soustrait sa commission et me règle le solde. Je paye une taxe de séjour à la ville pour chaque locataire. Ma Sarl paye des impôts pour son activité commerciale et ma Sci d’autres impôts pour le fait de posséder des appartements et de percevoir des loyers de ma Sarl.
Mon travail consiste en un triptyque assez varié:
1. je suis propriétaire rentier.
Cela signifie que je possède 3 appartements, ce qui est un patrimoine chanceux. Cela signifie aussi que toutes les taxes afférentes, taxe foncière, C.F.E. (une sorte de taxe d’habitation professionnelle), charges syndic, chauffage, électricité, téléphone, internet etc., sont à ma charge tous les mois. Si je laisse ce patrimoine inerte, je ne suis qu’un rentier qui perd de l’argent. Si je le fais travailler, m’y fais travailler aussi, que ce soit en tant qu’homme de ménage, personnel d’accueil ou secrétaire de saisie informatique, je deviens un gestionnaire de patrimoine. C’est plus chic, plus moderne et cela implique une notion de travail que le mot rentier ne connaît pas.
2. Je suis informaticien, je gère les sites, les annonces, les demandes et les réservations.
Je tiens à jour les calendriers de réservation des appartements. Je fais la compta, la facturation.
La partie travail de bureau sur ordinateur, je la fais chez moi où, en tant que Sarl PbSoft qui fait le commerce de locations meublées (une location meublée de courte ou moyenne durée jusqu’à 3 mois n’est pas une location, c’est un service, réglé par une facture et non un loyer), je loue un bureau de 13 m2 dans la maison d’un charmant couple composé de ma femme et de moi-même.
À noter que dans ce bureau j’ai aussi la casquette de gestionnaire de ma Sci Anton qui possède les appartements et les loue à la Sarl PbSoft pour utilisation commerciale.
C’est évidemment la partie que je préfère: je surplombe le jardin, la porte-fenêtre donne sur du feuillage. Je suis plutôt un ours solitaire. Je supporte en tous cas très bien un certain décalage quotidien qui, par exemple, m’évite tout embouteillage en ville et toute hiérarchie quotidienne. Je vis plutôt la nuit et cette organisation me permet de décider seul de mes horaires. Ma famille mise à part bien entendu.
3. Je suis homme de ménage. Je passe l’aspirateur, nettoie les WC et la salle de bain, nettoie les vitres, change les ampoules, fais la vaisselle oubliée, fais briller les plaques chauffantes, répare les chaises. Et bien d’autres choses encore.
Aller faire le ménage d’un appartement, puis l’accueil, c’est la partie vie réelle de mon travail, confrontation aux autres. Vu le turn-over, je dispose de statistiques suffisamment fiables sur la nature humaine. Rien d’extraordinaire: certains ont de l’empathie, d’autres absolument aucune. Certains sont naturels et directs. D’autres trichent à tous les étages, dans leur apparence et dans leurs mots. Certains arrivent déjà en râlant – soyez alors assurés que ceux là ne feront aucune pause, c’est ce qui les tient debout, la critique, le soupçon de se faire avoir, la méfiance – d’autres sourient, font des compliments sur la déco, etc.
Et curieusement, ce sont les soupçonneux qui s’avèrent sales, négligents et sans respect et les gentils qui laissent 10 euros en partant pour s’excuser d’avoir cassé un simple verre!
Du coup, chaque ménage procède à une sorte de bilan au cours duquel je confronte ma première impression humaine à l’état de l’appartement.
Et je me trompe rarement…
Globalement, je suis tout de même à 80% de gentils, 10% de «j’en pense rien, bof» et 10% de… bon, restons polis: «casse pieds». Comme dans la vraie vie quoi.
À ceci s’ajoute le fait que je ne suis pas trop perfectionniste, ni tatillon moi-même.
Et vous savez quoi? J’aime bien ça. C’est simple. Clair. Satisfaisant. Quand je referme la porte, je laisse derrière moi un appartement joli, qui sent bon le ménage, où l’on se sent bien. Et j’éprouve une curieuse sensation d’accomplissement concret, mesurable, quantifiable, tangible, que je n’éprouvais jamais dans ma vie professionnelle précédente où – presque par définition – «ça n’était jamais fini»...
L’étape d’après le séjour, c’est l’«avis» des visiteurs. Pas toujours simple. On les trouve souvent injustes ou tatillons. Certains sont tellement outranciers que leur effet sur le public n’est pas dangereux. D’autres sont malheureusement justifiés! Les compliments font du bien. On se sent tout de même un peu personnellement jugé…
Les gens arrivent de partout, véritablement partout, je les accueille «chez moi».
Je peux parfois rester presqu’une heure à discuter avec un nouveau locataire (cela dépend bien entendu de la disponibilité à ce faire qu’ils me montrent). Il y a tous les pays, toutes les situations. Le couple homo avec son petit yorkshire – je peux lire à leur regard quelque peu inquiet qu’ils ont besoin de sentir que cela ne me dérange pas, la famille avec 3 enfants en bas âge, la femme un peu exténuée par le voyage - je leur fais du thé et vais chercher des petits gâteaux à l’épicerie d’en bas; les étrangers, Allemands, Anglais, Hollandais, Espagnols, Italiens, qui veulent savoir ce qu’il y a à faire et voir dans la ville, qui s'inquiètent de la connexion internet qu’il me faut établir moi-même sur leur portable.
C’est devenu la toute première demande d’un locataire: s’assurer qu’il est bien connecté à internet. J’ai vu toutes sortes de stratégies, uniquement destinées à ne pas me laisser partir avant de s’être assuré que ça marche!
Il se trouve que je parle l’anglais, l’allemand et le hollandais. Du coup, nombre de mes locataires pensent que je ne peux pas être français.
Me voici désormais un rentier homme de ménage heureux.
Ce nouveau métier change-t-il ma façon de voir les choses? Depuis mes 19 ans, j’étais curieux. Curieux et pressé. En prépa école d’ingénieur, j’ai passé mes concours, été reçu à une école et suis parti en Hollande travailler dans les pépinières au grand dam de mes parents. Je n’en suis revenu que… 7 ans plus tard. J’ai été travailleur immigré, j’ai encore des fiches de paye en tant que Boereknecht (littéralement valet de ferme) que j’entends bien faire valoir bientôt au titre de ma retraite!
Puis je suis rentré en France et j’ai fait un IUT d’informatique, ai été embauché dans une boîte 2 ans plus tard, j’avais obtenu de travailler chez moi et d’être seul responsable de l’un de leur projets.
Un an plus tard j’ai monté ma boîte.
Rien d’extraordinaire là-dedans, je veux juste dire par là que je n’ai jamais été très… conventionnel ou prévisible. Du coup, c’est le filtre au travers duquel je vois les autres: qu’ils soient imprévisibles me paraît tout à fait… attendu!
J’ai toujours eu l’impression (sans doute parfois fausse) que mon entourage ne savait au fond pas trop en quoi consistaient mes journées. Ce sont pour la plupart les mêmes amis depuis plus de 30 ans et ils sont plusieurs dizaines. Cela fait donc de bonnes statistiques. Que ce soit quand je vivais en Hollande, pour les plus anciens de mes amis, quand j’étais constamment sur les routes pour installer des logiciels dans toute la France (j’ai eu jusqu’à presque 600 clients vidéoclubs) ou maintenant avec mes appartements, je pense que mes amis se disent: bon, il est comme ça, on ne le changera pas!
Je ne compte pas développer ou agrandir mon affaire. Je conçois ce dernier challenge comme un début de repos bien mérité. Je pense qu’un jour, je vais simplement mettre les appartements en location normale et partir. Je ne sais pas encore où.